Chapitre 29
Eugène Vergier descendit dans la rue. Il prit plaisir à se laisser inonder par le soleil de cette fin de matinée d'hiver; il était un peu désemparé d'avoir laissé son ami tout seul, de l'avoir si facilement acculé dans ses derniers retranchements.
Le carnet bleu, se dit-il, de quel droit vais-je violer cette face cachée de sa vie? Mais il savait que, comme d'habitude, Anastasio ne saurait pas se tirer d'affaire tout seul.
Puis, Genio sentit un vide, là quelque part dans sa poitrine. Il incrimina la bière et préféra en rire.
C'est l'enfant qui vint à sa rencontre. Un beau petit garçon, pensa-t-il, il a un beau sourire. Eugène s'arrêta, attendit.
- Où est Anastasio? " demanda le petit garçon en articulant chaque syllabe. Sa voix était caverneuse, froide. Il ne cessait de sourire. Alors Vergier le reconnut. Il n'en eut pas peur. Il pensa simplement: c'est lui et je ne sais pas quoi faire.
- Comment t'appelles-tu petit? "
- Bébé, c'est tout. "
- C'est tout? "
Vergier se pencha vers lui, eut envie de le prendre dans ses bras. L'enfant s'écarta doucement, juste ce qu'il fallait pour ne pas être touché. Il se mit à réciter, les mains dans les poches, balançant son petit corps d'avant en arrière:
« MERCI MON DIEU, MERCI MARIE,
JOSEPH N'EST PAS CE QUE L'ON DIT
DU FOND DES TÉNÈBRES JE SUIS NE »
- J'aime bien ta voix Bébé. Viens, ne restons pas là. "
Un peu penaud, Bébé le suivit: Vergier rebroussait chemin pour aller chez Anastasio.
Phrases, sentiments émotions assaillirent Genio qui marchait devant Bébé, écoutant ses pas.
"Tu auras un nom, Bébé et je ne te mentirai pas. Les ténèbres, nous en sommes tous. La lumière, tu sais, n'est pas toujours vraie. Vois comme elle brûle parfois les fleurs, comme le soleil blesse les yeux de l'aveugle. Ecoute comme le vent froid souffle et meurtrit tes petites mains. Le soleil Bébé, lorsqu'on cherche à le domestiquer, devient ténèbres. Il est aux autres."
Aucun mot ne fut prononcé, mais si Genio s'était retourné vers l'enfant sans nom, il aurait vu ses larmes, l'aurait aimé encore plus.
MERCI MON DIEU, MERCI MARIE
JOSEPH N'EST PAS CE QUE L'ON DIT
ET SI LE TEMPS SE MET AU CLAIR
ET SI LE VENT TRAVERSE MES HAILLONS
L'AMOUR LUI ME FRÔLE ET M' ENDOLORIT
COMME LE FROID COMME LA PLUIE
J'AI PEUR DE TOI MON PÈRE ET DE L'OUBLI
"Dis Bébé, connais-tu l'histoire du squelette qui dansait? C'était un beau squelette tu sais? Il dansait au clair de lune ... une toute petite fille l'observait de sa fenêtre. Sais-tu ce qu'a fait la petite fille, Bébé? Elle l'appela. Lorsqu'il vint, elle se blottit dans ses os et l'aima très fort."
"Vois-tu Bébé, les enfants ne peuvent pas venir si on ne les appelle pas. Les parents non plus ... mais les squelettes, lorsqu'ils appellent, ne reçoivent que l'écho de leur terreur. C'est seulement pour ceux d'entre nous qui entendent leurs appels qu'ils dansent."
Le carnet bleu, se dit-il, de quel droit vais-je violer cette face cachée de sa vie? Mais il savait que, comme d'habitude, Anastasio ne saurait pas se tirer d'affaire tout seul.
Puis, Genio sentit un vide, là quelque part dans sa poitrine. Il incrimina la bière et préféra en rire.
C'est l'enfant qui vint à sa rencontre. Un beau petit garçon, pensa-t-il, il a un beau sourire. Eugène s'arrêta, attendit.
- Où est Anastasio? " demanda le petit garçon en articulant chaque syllabe. Sa voix était caverneuse, froide. Il ne cessait de sourire. Alors Vergier le reconnut. Il n'en eut pas peur. Il pensa simplement: c'est lui et je ne sais pas quoi faire.
- Comment t'appelles-tu petit? "
- Bébé, c'est tout. "
- C'est tout? "
Vergier se pencha vers lui, eut envie de le prendre dans ses bras. L'enfant s'écarta doucement, juste ce qu'il fallait pour ne pas être touché. Il se mit à réciter, les mains dans les poches, balançant son petit corps d'avant en arrière:
« MERCI MON DIEU, MERCI MARIE,
JOSEPH N'EST PAS CE QUE L'ON DIT
DU FOND DES TÉNÈBRES JE SUIS NE »
- J'aime bien ta voix Bébé. Viens, ne restons pas là. "
Un peu penaud, Bébé le suivit: Vergier rebroussait chemin pour aller chez Anastasio.
Phrases, sentiments émotions assaillirent Genio qui marchait devant Bébé, écoutant ses pas.
"Tu auras un nom, Bébé et je ne te mentirai pas. Les ténèbres, nous en sommes tous. La lumière, tu sais, n'est pas toujours vraie. Vois comme elle brûle parfois les fleurs, comme le soleil blesse les yeux de l'aveugle. Ecoute comme le vent froid souffle et meurtrit tes petites mains. Le soleil Bébé, lorsqu'on cherche à le domestiquer, devient ténèbres. Il est aux autres."
Aucun mot ne fut prononcé, mais si Genio s'était retourné vers l'enfant sans nom, il aurait vu ses larmes, l'aurait aimé encore plus.
MERCI MON DIEU, MERCI MARIE
JOSEPH N'EST PAS CE QUE L'ON DIT
ET SI LE TEMPS SE MET AU CLAIR
ET SI LE VENT TRAVERSE MES HAILLONS
L'AMOUR LUI ME FRÔLE ET M' ENDOLORIT
COMME LE FROID COMME LA PLUIE
J'AI PEUR DE TOI MON PÈRE ET DE L'OUBLI
"Dis Bébé, connais-tu l'histoire du squelette qui dansait? C'était un beau squelette tu sais? Il dansait au clair de lune ... une toute petite fille l'observait de sa fenêtre. Sais-tu ce qu'a fait la petite fille, Bébé? Elle l'appela. Lorsqu'il vint, elle se blottit dans ses os et l'aima très fort."
"Vois-tu Bébé, les enfants ne peuvent pas venir si on ne les appelle pas. Les parents non plus ... mais les squelettes, lorsqu'ils appellent, ne reçoivent que l'écho de leur terreur. C'est seulement pour ceux d'entre nous qui entendent leurs appels qu'ils dansent."
Chapitre 30
Maxime Anastasio leur ouvrit. Il ne fit pas de commentaire. Eugène avait acheté une paire de poulets rôtis; les deux hommes s'attablèrent dans la minuscule salle à manger.
Bébé s'assit à même le sol et entreprit de déchirer sa viande. Parfois, il la pétrissait entre les mains puis en suçait les os, mais pas entièrement. Il en tombait un peu sur le tapis, aussi se baissait-il pour le lécher. Il riait, tout à l'innocence de ses gestes, au plaisir de manger..
- Il te cherchait, Tasio. "
Le détective ne leva pas les yeux. Tout juste afficha-t-il un discret rictus qui fendit sa joue gauche. Lorsqu'il parla, sa voix prit des accents de lassitude que son ami ne lui connaissait plus.
Eugène se souvint des Pyrénées. Un jour, Tasio avait décidé d'avoir la peau d'un putain de flic qui, sous prétexte d'arrestation, assassinait des indépendantistes en leur extrayant les yeux à l'aide d'un canif pour enfant. Une petite lame, bien pointue avec laquelle, habituellement, il se curait les ongles.
C'était au Pays Basque, avant leur fuite en France et l'amnistie générale.
A l'aide d'une scie égoïne, Tasio avait coupé le pied du policier. Après l'avoir soigneusement enveloppé dans un chiffon propre, il le lui avait simplement attaché au cou.
La chair avariée s'était mise à puer, les mouches à danser autour du visage du flic. Tasio riait, tapait des mains et chantait:
Sur le pont d'Avignon
On y danse on y danse...
Puis la gangrène vint au moignon du type. L'odeur se fit plus tenace, de la pourriture disait Anastasio en s'esclaffant.
Le flic s'appelait Alvarez. Lorsque sa jambe devint noire, Maxime procéda à une nouvelle amputation. Il obligea son patient à enlacer nuit et jour le membre tranché en le lui fixant le long du corps.
Tout se mit à pourrir lentement. Jusqu'à Anastasio qui parfois, la nuit, hurlait à la mort et, de ses ongles, se lacerait le visage. Je me fais des rictus, affirmait-il au matin.
Il partit avant que l'autre ne meure. Genio ne le revit que beaucoup plus tard à Bordeaux.. . cinq ans après. Il l'avait serre dans ses bras.
- Il est mort comment, Genio? "
Vergier se garda de répondre, il voulait que son ami oublie. Lui aussi voulait ne plus y penser.
- Il est mort comment, Génio? " Les camarades avaient rendu le flic responsable du départ d'Anastasio. Main dans la main, ils avaient formé un grand cercle autour de lui. Peu à peu, l'étau s'était resserré. L'homme avait été piétiné. Il hurlait, invoquant sa mère, Dieu et le Christ.
Genio se serra plus fort contre son ami, étrangla un cri qui montait en lui: " J'étais avec eux, Tasio, j'étais avec eux ..."
Il n'avait pas sangloté, préférant murmurer:
- Je l'ai achevé, t'en fais pas, Tasio. "
- T'as bien fait mon p'tit, t'as bien fait. "
Le brouillard de la montagne se dissipa enfin dans ses yeux. Retrouvant les objets familiers de la chambre d'Anastasio, Eugène s'entendit dire à voix haute: Ouais ... j'ai bien fait! "
- T'as lu le carnet bleu, Genio? "
- J'ai pas eu le temps, le gosse m'a accroché en sortant d'ici. "
Bébé s'assit à même le sol et entreprit de déchirer sa viande. Parfois, il la pétrissait entre les mains puis en suçait les os, mais pas entièrement. Il en tombait un peu sur le tapis, aussi se baissait-il pour le lécher. Il riait, tout à l'innocence de ses gestes, au plaisir de manger..
- Il te cherchait, Tasio. "
Le détective ne leva pas les yeux. Tout juste afficha-t-il un discret rictus qui fendit sa joue gauche. Lorsqu'il parla, sa voix prit des accents de lassitude que son ami ne lui connaissait plus.
Eugène se souvint des Pyrénées. Un jour, Tasio avait décidé d'avoir la peau d'un putain de flic qui, sous prétexte d'arrestation, assassinait des indépendantistes en leur extrayant les yeux à l'aide d'un canif pour enfant. Une petite lame, bien pointue avec laquelle, habituellement, il se curait les ongles.
C'était au Pays Basque, avant leur fuite en France et l'amnistie générale.
A l'aide d'une scie égoïne, Tasio avait coupé le pied du policier. Après l'avoir soigneusement enveloppé dans un chiffon propre, il le lui avait simplement attaché au cou.
La chair avariée s'était mise à puer, les mouches à danser autour du visage du flic. Tasio riait, tapait des mains et chantait:
Sur le pont d'Avignon
On y danse on y danse...
Puis la gangrène vint au moignon du type. L'odeur se fit plus tenace, de la pourriture disait Anastasio en s'esclaffant.
Le flic s'appelait Alvarez. Lorsque sa jambe devint noire, Maxime procéda à une nouvelle amputation. Il obligea son patient à enlacer nuit et jour le membre tranché en le lui fixant le long du corps.
Tout se mit à pourrir lentement. Jusqu'à Anastasio qui parfois, la nuit, hurlait à la mort et, de ses ongles, se lacerait le visage. Je me fais des rictus, affirmait-il au matin.
Il partit avant que l'autre ne meure. Genio ne le revit que beaucoup plus tard à Bordeaux.. . cinq ans après. Il l'avait serre dans ses bras.
- Il est mort comment, Genio? "
Vergier se garda de répondre, il voulait que son ami oublie. Lui aussi voulait ne plus y penser.
- Il est mort comment, Génio? " Les camarades avaient rendu le flic responsable du départ d'Anastasio. Main dans la main, ils avaient formé un grand cercle autour de lui. Peu à peu, l'étau s'était resserré. L'homme avait été piétiné. Il hurlait, invoquant sa mère, Dieu et le Christ.
Genio se serra plus fort contre son ami, étrangla un cri qui montait en lui: " J'étais avec eux, Tasio, j'étais avec eux ..."
Il n'avait pas sangloté, préférant murmurer:
- Je l'ai achevé, t'en fais pas, Tasio. "
- T'as bien fait mon p'tit, t'as bien fait. "
Le brouillard de la montagne se dissipa enfin dans ses yeux. Retrouvant les objets familiers de la chambre d'Anastasio, Eugène s'entendit dire à voix haute: Ouais ... j'ai bien fait! "
- T'as lu le carnet bleu, Genio? "
- J'ai pas eu le temps, le gosse m'a accroché en sortant d'ici. "