« Dix huit heures trente. L'avenue Lamine Gueye est bondée. Des voitures, pare-chocs contre pare-chocs. Des piétons partout, ils remontent la rue, la descendent, la traversent, le regard décidé comme s'ils avaient un but, sans prendre garde aux chauffards qui déboitent comme sur un coup de tête. C'est l'heure de pointe. Les employés, le regard vague, rentrent chez eux. D'autres font les dernières courses avant la fête. Quelques 4X4, conduits par des chauffeurs patients par devoir sèment l'envie dans leur sillage silencieux. Les vendeurs de rue, aux aguets, s'approchent, le regard chargé des promesses, de menaces, pour vérifier si le patron est assis à l'arrière. S'il y est, il tourne ostensiblement la tête de l'autre côté. Les autos sans chauffeur offrent une meilleure cible: c'est le patron qui conduit, il peut acheter.
A cette heure, tout est à vendre: objets du quotidien, bijoux de pacotille, écharpes de hadj. Les marchands sont pressés, parlent peu, sinon pour dire que c'est moins cher. Ils vont d'une voiture à l'autre, sans presque prendre le temps de guetter l'assentiment de l'acheteur; les yeux déjà emportés vers le suivant. Ils ont appris à anticiper les réactions, savent lire l'envie ou le refus sur les visages. Il faut vendre, vendre n'importe quoi, vendre à tout prix. Capter l'attention de tous ceux qui passent à leur portée. Ils avancent, à contre-courant du flot des voitures. Demain, c'est la fête: un bon repas, des vêtements neufs, des cadeaux. On pourra les acheter jusqu'à minuit passé: rien n'est perdu. Rester vigilant pour ne pas laisser échapper l'affaire de la journée, rentrer à la maison avec des habits neufs, les bras chargés de cadeaux. La plupart des vendeurs ont encore le regard droit: ils trouvent refuge dans la foule affairée où leurs proies s'agglutinent.
Les taxis et les clandos attendent devant la boulangerie. On négocie le prix de la course comme on peut. Vers le bas de l'avenue, je croise ceux qui ont fini leur journée, soulagés d'avoir traversé la tempête. D'un regard, ils partagent leurs sentiments, connivence de vainqueurs éphémères.
A pas pressés, deux gaillards éclatants de jeunesse, deux frères, montent vers le haut de l'avenue. Dans un même élan, ils relèvent la tête et scrutent leur terrain de chasse. Leurs yeux agrandis s'emplissent de terreur, une terreur des temps anciens, prometteuse de l'enfer éternel. Qu'arrivera-t-il s'ils ne parviennent pas à vendre leurs objets? Ils continuent d'avancer. Le vieillard que je suis devine qu'ils n'ont pas un sou en poche. Leurs paroles hachées se poissent d'inquiétude. L'un deux tient dans la main gauche, bien à plat, une boite de carton blanc renforcée à chaque angle et revêtue d'une inscription en lettres dorées. De toute évidence, elle contient un objet rare, peut-être un fluteau. L'autre a drapé son épaule d'un pagne tissé aux couleurs si pures que je me prends à penser que seule la nature peut en créer de pareilles: doux feuillage parsemé de fleurs jaunes et rouges embaumant l'herbe fraîche. Ces deux objets sont à vendre et c'est vers le haut de l'avenue que les deux hommes vont tenter leur chance.
Le plus âgé des deux lève encore les yeux vers sa cible. Conscient qu'il doit réussir son affaire, il évalue la foule, se prépare. Ses traits s'adoucissent, son regard s'éclaire et son visage s'anime d'un sourire satisfait: un petit gars confiant en l'avenir. Il doit être marié. Je l'imagine enlaçant sa femme par la taille et portant un enfant sur le bras, ils regardent l'avenir: trois créatures d'une beauté inouïe comme surgies de la terre nourricière. Mais soudain, il s'arrête, stoppant son frère dans son élan. Avec une joie sauvage, il lui arrache des mains la jolie boite blanche, en tire un long couteau à la lame d'acier mat. Me regardant, il dit d'une voix de stentor:
- Père, je suis libre… enfin libre!
Je tente de lui répondre qu'il sera libre dans quelques instants, encore debout quand le jour sera mort. Il n'écoute pas, éclate d'un grand rire qui se répercute en vagues successives et me gifle comme la mer bat les rochers. La mine sévère, les passants s'écartent. Et l'homme, bien campé sur ses jambes, la tête haute, reprend:
- Non, je ne suis pas fou. Je suis simplement libre. Libre!
Et, dans un geste posé, il appuie la lame du couteau sur son cou, la pointe vers le haut. Une frénésie habite son visage. Il garde le silence. Dans cet instant qui dure pour lui un éternité, ses yeux se portent vers le ciel infini, vers l'enfant à qui il n'apportera pas de jouet, vers la femme à qui il n'offrira pas de bijoux, pas de pagne, vers un lendemain qu'il sait chargé de remords. Dans un dernier éclat de rire, il enfonce le couteau dans sa gorge, d'un geste net, nous abandonnant pour toujours à nos dérisoires cadeaux, à nos frêles illusions. Le sang inonde son torse, son regard se vide: un regard de statue. »
Je n'ai plus eu de nouvelles du vieil homme qui m'a raconté cette histoire. Il se promenait souvent, dans une majesté empâtée, sur l'avenue République et nous nous croisions parfois. Après ce terrible récit, nous nous étions quittés sans un mot. Il ne se promène plus sur l'avenue République et je ne peux pas lui demander si son histoire était vraie. Il m'arrive parfois d'espérer que j'ai rêvé tout cela en déambulant dans les rues. Et je me prends à penser qu'un jour, au détour d'une rue, je croiserai l'effigie d'un vieil homme rabougri, taillée dans la pierre d'un immeuble, surmontée d'un éloge. Ses yeux de pierre au regard vide me diront ses regrets d'avoir tant malmené ses sujets.
A cette heure, tout est à vendre: objets du quotidien, bijoux de pacotille, écharpes de hadj. Les marchands sont pressés, parlent peu, sinon pour dire que c'est moins cher. Ils vont d'une voiture à l'autre, sans presque prendre le temps de guetter l'assentiment de l'acheteur; les yeux déjà emportés vers le suivant. Ils ont appris à anticiper les réactions, savent lire l'envie ou le refus sur les visages. Il faut vendre, vendre n'importe quoi, vendre à tout prix. Capter l'attention de tous ceux qui passent à leur portée. Ils avancent, à contre-courant du flot des voitures. Demain, c'est la fête: un bon repas, des vêtements neufs, des cadeaux. On pourra les acheter jusqu'à minuit passé: rien n'est perdu. Rester vigilant pour ne pas laisser échapper l'affaire de la journée, rentrer à la maison avec des habits neufs, les bras chargés de cadeaux. La plupart des vendeurs ont encore le regard droit: ils trouvent refuge dans la foule affairée où leurs proies s'agglutinent.
Les taxis et les clandos attendent devant la boulangerie. On négocie le prix de la course comme on peut. Vers le bas de l'avenue, je croise ceux qui ont fini leur journée, soulagés d'avoir traversé la tempête. D'un regard, ils partagent leurs sentiments, connivence de vainqueurs éphémères.
A pas pressés, deux gaillards éclatants de jeunesse, deux frères, montent vers le haut de l'avenue. Dans un même élan, ils relèvent la tête et scrutent leur terrain de chasse. Leurs yeux agrandis s'emplissent de terreur, une terreur des temps anciens, prometteuse de l'enfer éternel. Qu'arrivera-t-il s'ils ne parviennent pas à vendre leurs objets? Ils continuent d'avancer. Le vieillard que je suis devine qu'ils n'ont pas un sou en poche. Leurs paroles hachées se poissent d'inquiétude. L'un deux tient dans la main gauche, bien à plat, une boite de carton blanc renforcée à chaque angle et revêtue d'une inscription en lettres dorées. De toute évidence, elle contient un objet rare, peut-être un fluteau. L'autre a drapé son épaule d'un pagne tissé aux couleurs si pures que je me prends à penser que seule la nature peut en créer de pareilles: doux feuillage parsemé de fleurs jaunes et rouges embaumant l'herbe fraîche. Ces deux objets sont à vendre et c'est vers le haut de l'avenue que les deux hommes vont tenter leur chance.
Le plus âgé des deux lève encore les yeux vers sa cible. Conscient qu'il doit réussir son affaire, il évalue la foule, se prépare. Ses traits s'adoucissent, son regard s'éclaire et son visage s'anime d'un sourire satisfait: un petit gars confiant en l'avenir. Il doit être marié. Je l'imagine enlaçant sa femme par la taille et portant un enfant sur le bras, ils regardent l'avenir: trois créatures d'une beauté inouïe comme surgies de la terre nourricière. Mais soudain, il s'arrête, stoppant son frère dans son élan. Avec une joie sauvage, il lui arrache des mains la jolie boite blanche, en tire un long couteau à la lame d'acier mat. Me regardant, il dit d'une voix de stentor:
- Père, je suis libre… enfin libre!
Je tente de lui répondre qu'il sera libre dans quelques instants, encore debout quand le jour sera mort. Il n'écoute pas, éclate d'un grand rire qui se répercute en vagues successives et me gifle comme la mer bat les rochers. La mine sévère, les passants s'écartent. Et l'homme, bien campé sur ses jambes, la tête haute, reprend:
- Non, je ne suis pas fou. Je suis simplement libre. Libre!
Et, dans un geste posé, il appuie la lame du couteau sur son cou, la pointe vers le haut. Une frénésie habite son visage. Il garde le silence. Dans cet instant qui dure pour lui un éternité, ses yeux se portent vers le ciel infini, vers l'enfant à qui il n'apportera pas de jouet, vers la femme à qui il n'offrira pas de bijoux, pas de pagne, vers un lendemain qu'il sait chargé de remords. Dans un dernier éclat de rire, il enfonce le couteau dans sa gorge, d'un geste net, nous abandonnant pour toujours à nos dérisoires cadeaux, à nos frêles illusions. Le sang inonde son torse, son regard se vide: un regard de statue. »
Je n'ai plus eu de nouvelles du vieil homme qui m'a raconté cette histoire. Il se promenait souvent, dans une majesté empâtée, sur l'avenue République et nous nous croisions parfois. Après ce terrible récit, nous nous étions quittés sans un mot. Il ne se promène plus sur l'avenue République et je ne peux pas lui demander si son histoire était vraie. Il m'arrive parfois d'espérer que j'ai rêvé tout cela en déambulant dans les rues. Et je me prends à penser qu'un jour, au détour d'une rue, je croiserai l'effigie d'un vieil homme rabougri, taillée dans la pierre d'un immeuble, surmontée d'un éloge. Ses yeux de pierre au regard vide me diront ses regrets d'avoir tant malmené ses sujets.
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