On a beau avoir ressassé que Soljenitsyne avait été le premier à dénoncer le « goulag » (l’institution dirigeant les camps), cela n’en fait pas une vérité pour autant. Cela ne témoigne que de l’inculture de certains commentateurs. Sinon de leur volonté d’occulter une vérité qui dérange : dès la fin des années Vingt en Union soviétique même, l’univers concentrationnaire et le totalitarisme staliniens furent dénoncés par Léon Trotsky et ses camarades.
Les trotskystes combattaient la dégénérescence stalinienne au nom des idéaux de la révolution d’Octobre et des acquis de la classe ouvrière que la bureaucratie stalinienne avait trahis et dénaturés. Cela, beaucoup préfèrent le taire. Et si ces gens encensent le Soljenitsyne devenu un fieffé réactionnaire, ils « oublient » que ce dernier, quand il avait 26 ans, reprocha à Staline d’avoir rompu avec la politique de Lénine. Une évidence qui lui valut d’être envoyé en camp, ce dont il tira la matière de ses premiers et plus intéressants ouvrages.
Quand Khrouchtchev lui donnait le feu vert...
Soljenitsyne devint subitement célèbre quand, sur instruction personnelle de Khrouchtchev, la revue Novy Mir publia son roman Une journée d’Ivan Denissovitch. Ce court récit de 24 heures de la vie d’un détenu s’inspirait de ce que l’auteur avait subi, comme de nombreux Soviétiques, dans les camps staliniens.
Arrêté au front pour avoir critiqué Staline dans une lettre privée, Soljenitsyne écopa de huit ans d’emprisonnement. Libéré le jour de la mort du dictateur, le 5 mars 1953, on ne l’autorisa à revenir de déportation qu’en 1956, après le 20e Congrès du PC soviétique : celui de la « déstalinisation », avec le « dégel » littéraire et artistique qui l’accompagna.
Il ne s’agissait en aucun cas d’une remise en cause de la dictature, mais d’une arme aux mains d’un Khrouchtchev. Celui-ci avait été un des piliers du régime de Staline et, après sa mort, occupait la première place. Discréditer le pouvoir personnel de Staline lui permettait d’affirmer le sien. Et de rassurer la couche bureaucratique dominante qui avait, elle aussi, pâti des méthodes du « petit père des peuples ».
C’est dans ce cadre que Khrouchtchev, alors au faîte de sa puissance, fit appel à des intellectuels et écrivains, et bien des fidèles de Staline lui emboîtèrent le pas. Ainsi le romancier Ilya Ehrenbourg, inventeur du terme de « dégel », ou Tvardovski, un ex-poète officiel de Staline : dirigeant Novy Mir, il publia le premier roman de Soljenitsyne sur les instances du Kremlin. Un recueil de ses nouvelles, La maison de Matriona, sortit encore officiellement. La direction de Novy Mir inscrivit même son auteur sur la liste de ceux auxquels on pourrait décerner le prix Lénine. Mais il ne fut pas question de publier les nouveaux romans sur les camps de Soljenitsyne, Le pavillon des cancéreux et Le premier cercle. Le régime n’en avait plus besoin.
Soljenitsyne expulsé d’URSS
Sous la troïka Brejnev-Kossyguine-Podgorny, qui renversa, fin 1964, un Khrouchtchev ayant concentré trop de pouvoir à son goût, les relations du régime avec Soljenitsyne, qui réclamait le droit de s’exprimer et d’être publié, se dégradèrent encore. En 1969, il fut exclu de l’Union des écrivains. Et en 1970, c’est en tant qu’adversaire déclaré du communisme - qu’il critiquait ouvertement dans la presse d’Occident, la seule qui s’offrait à lui - qu’il reçut le prix Nobel de littérature.
Surveillé en permanence par le KGB, il échappa heureusement au sort qui guettait habituellement la poignée de contestataires d’alors, les « dissidents » - l’envoi en hôpital psychiatrique ou en camp.
À la majorité de ces « dissidents », Soljenitsyne reprochait de vouloir réformer le régime, alors que lui combattait tout ce qui, de près ou de loin, évoquait même simplement les idées de progrès.
Pendant ses dernières années en URSS, Soljenitsyne, avec ses idées réactionnaires qui correspondaient à ce que pensaient de larges couches de la bureaucratie, comme on a pu le vérifier par la suite, a bénéficié d’une relative mansuétude du régime. Sans oublier la protection de personnalités de l’intelligentsia qui purent l’héberger jusque dans leurs datchas des « villages spéciaux » réservés à la nomenklatura.
Finalement, Soljenitsyne fut arrêté, puis expulsé du pays, en février 1974. Il venait de publier L’archipel du goulag à l’étranger car, en URSS, cela lui était interdit. Installé aux États-Unis pour un exil qui allait durer vingt ans, il put librement développer le fond de ce qui était devenu sa pensée : le nationalisme russe avec son cortège de mépris, sinon de haine pour les populations non slaves de l’ex-URSS ; le rejet de toute idée de progrès (il reprochait même à l’Occident ses « niaiseries sur les droits de l’homme ») ; le mysticisme ; l’idéalisation de la Russie des tsars ; un anticommunisme viscéral ; l’amour de l’ordre... Revenu en Russie en 1994, il glorifia Poutine, ses méthodes et sa guerre en Tchétchénie.
Ce ne sont pas ses idées obscurantistes qui l’avaient fait expulser d’URSS. Mais le fait qu’il avait, par ses romans, donné une image terrible, mais réaliste, de ce que le stalinisme avait fait de l’URSS et des Soviétiques. Cela, les hommages de tout ce que la planète compte de réactionnaires à ce qu’était devenu Soljenitsyne ne peuvent le retirer à l’auteur d’Une journée d’Ivan Denissovitch, du Pavillon des cancéreux et du Premier cercle.
Pierre LAFFITTE"
Et pour montrer que quand des idées valent le coup, elles ne se retournent pas comme des gants en daim... Des extraits d’un article sur Soljenitsyne qui date d’une LO de 1974 :
"Soljenitsyne expulsé : la liberté indésirable en URSS (extraits de l’éditorial de Lutte Ouvrière du 19 février 1974)
Nous reproduisons ci-dessous des extraits de l’éditorial, publié dans Lutte Ouvrière du 19 février 1974, après l’expulsion de Soljenitsyne hors d’URSS.
L’écrivain Alexandre Soljenitsyne vient d’être expulsé d’URSS. Motif officiel : il ne voulait pas se soumettre aux lois soviétiques. Il serait un nostalgique du passé, un écrivain réactionnaire qui remet en cause non seulement le régime actuel de l’Union soviétique, mais encore le socialisme lui-même. C’est sans doute vrai.
Mais, près de soixante-dix ans après la révolution, dans un pays où le socialisme, nous dit-on, s’épanouit pour le plus grand bonheur de la population, où il n’y a plus de monopoles, de puissances d’argent, où la classe ouvrière serait au pouvoir et où rien ne la menace, comment la simple critique d’un seul réactionnaire attardé constituerait-elle une si grave menace pour le régime ? Une menace telle qu’il faille à tout prix le faire taire ?
(...)
Nous ne partageons pas les idées de Soljenitsyne car nous sommes des militants du socialisme, mais nous soutenons son combat pour la liberté. Cette liberté, il la met au service d’une mauvaise cause. Mais la liberté en Union soviétique, cela serait avant tout la liberté pour les travailleurs de s’exprimer, de s’organiser, d’exercer tous les droits que la révolution leur a donnés et que les parasites du pouvoir leur ont confisqués.
Il n’y a pas de socialisme sans liberté. D’autres que nous le disent, il est vrai, avec hypocrisie. Mais la liberté dont nous parlons, la liberté pour les travailleurs, les producteurs, les opprimés du monde entier, ce n’est pas celle des Mitterrand et Guy Mollet. Ce n’est pas la liberté respectueuse du capitalisme, car le capitalisme, lui, ne respecte pas la liberté, il le montre tous les jours. C’est la liberté pour tous les producteurs de vivre dans une société débarrassée des injustices, des inégalités, et de toute la terreur attachée à l’exploitation de l’homme par l’homme, cette violation fondamentale de la liberté.
Et dans cette société-là, il n’y aura pas de nostalgiques du passé. Et s’il en existe un, elle n’aura rien à redouter en lui laissant la liberté de s’exprimer. "