Le CJI s’abstenait de donner au « socialisme » un caractère institutionnel. Partout dans le monde, le terme « socialisme » est interprété comme signifiant la propriété sociale des moyens de production, du moins des moyens de production essentiels. Mais le CJI, définissant le « socialisme » en termes de résultat plutôt que d’institution de la propriété, suggérait que l’entreprise privée n’était pas incompatible avec le « socialisme » ; ce qui comptait vraiment était la création d’un État-providence garantissant l’égalité des chances à tous les citoyens.
La définition institutionnelle du socialisme, en termes de propriété des moyens de production, est largement utilisée, car la propriété sociale est considérée comme une condition nécessaire pour garantir un État-providence avec égalité des chances. Le CJI a cependant suggéré que ce résultat pourrait être obtenu même sans l'institution de la propriété sociale.
Certes, le socialisme ne se préoccupe pas seulement de créer un État-providence offrant l’égalité des chances ; son objectif est plus vaste, à savoir créer une nouvelle communauté en transcendant l’état de fragmentation des individus atomisés que le capitalisme apporte à une société.
Mais la nouvelle communauté doit aussi être caractérisée par un État-providence avec égalité des chances ; la question est de savoir si un tel État-providence avec égalité des chances peut être réalisé même sans propriété sociale des moyens de production.
Nous pensons que ce n'est pas possible, mais nous n'entrerons pas ici dans ce débat, à part pour citer quelques exemples évidents de contradiction entre l'entreprise privée et l'égalité des chances. Nous voudrions plutôt exhorter la Cour suprême à adhérer à l'engagement du CJI en faveur de l'égalité des chances et à examiner à quoi devrait ressembler une société caractérisée par l'égalité des chances.
Cela devient important, car personne ne peut nier que la société indienne actuelle, avec sa concentration croissante de la richesse d’une part, et la montée du chômage et de la pauvreté nutritionnelle d’autre part, évolue vers l’égalité des chances ; mais la question se pose alors : quels sont les marqueurs d’une telle évolution vers l’égalité des chances ?
Il est évident qu’il ne peut y avoir d’égalité des chances dans un monde où règne le chômage, ou ce que Karl Marx appelait une armée industrielle de réserve. Les revenus des chômeurs sont bien inférieurs à ceux des salariés, même si les premiers touchent une allocation de chômage. Les enfants des chômeurs souffrent de privations de toutes sortes qui rendent impossible l’égalité des chances entre eux et les enfants des autres.
Outre les inégalités économiques qui découlent du chômage, il y a aussi la stigmatisation du chômage, la perte d'estime de soi des chômeurs, qui entraîne nécessairement une enfance traumatisée pour les enfants des chômeurs. Ce traumatisme ne peut être éliminé, ce qui est indispensable pour l'égalité des chances, que si le chômage lui-même est éliminé.
Une solution pour remédier à la privation économique résultant du chômage serait de faire en sorte que les chômeurs perçoivent le même salaire que les salariés, c'est-à-dire que l'allocation chômage soit égale au salaire. Mais cela n'est pas possible dans une économie où règne l'entreprise privée.
L’existence du chômage agit comme un moyen pour mettre au pas les travailleurs, non seulement dans le système capitaliste, mais dans toute économie où existe un secteur privé important. De ce fait, il serait inacceptable que les chômeurs gagnent le même salaire que les salariés, ou, en d’autres termes, que les allocations de chômage soient égales au salaire, car cela supprimerait ce moyen de discipline. Le « licenciement » perdrait toute sa force punitive, comme ce serait le cas en cas de plein emploi.
1- Le socialisme, c'est le plein emploi
La première contradiction entre l'égalité des chances d'une part et l'entreprise privée d'autre part se pose donc sur la question du chômage. Mais que le CJI soit d'accord ou non avec cette idée, il doit au moins reconnaître que l'existence du chômage constitue un obstacle à l'égalité des chances.
2- Le socialisme, c'est la fin de l'héritage
La deuxième condition évidente de l'égalité des chances est l'élimination totale, ou du moins une réduction très importante, des possibilités d'héritage. On ne peut guère dire que le fils d'un milliardaire et le fils d'un ouvrier bénéficient de l'égalité des chances si le premier hérite des milliards de son père.
En fait, même l’économie bourgeoise qui attribue les profits des capitalistes, et donc leur richesse, au fait qu’ils possèdent une qualité particulière dont les autres sont dépourvus, ne peut pas défendre l’héritage, car elle va à l’encontre de cet argument même de « la richesse en raison d’une qualité particulière ».
C’est pourquoi la plupart des pays capitalistes ont des impôts élevés sur les successions : le taux est de 55 % au Japon et de 40 % dans d’autres grands pays. En Inde, étonnamment, il n’existe pas d’impôt sur les successions, ce qui va à l’encontre de l’égalité des chances.
3- Le socialisme, c'est la fin du différentialisme de richesse
La troisième exigence de l'égalité des chances est que, outre le fait que l'héritage soit interdit, les différences de richesse elles-mêmes doivent être réduites au minimum. La richesse apporte du pouvoir, y compris politique et social, et une société où le pouvoir est inégalement réparti peut difficilement être considérée comme offrant des chances égales à tous. Par conséquent, outre le fait que la richesse ne doit pas être transmise aux enfants, il faut empêcher que la richesse ne donne un avantage indu aux enfants du vivant des parents, ce qui implique de réduire au minimum les différences de richesse. Il en va de même pour les différences de revenus, qui doivent également être réduites au minimum si l'on veut garantir l'égalité des chances.