Son intervention :
"Tout d’abord, comme l’a fait mon collègue ce matin, je regretterai l’information parfois tardive des parlementaires concernant certains points additionnels qui ne permettent pas un travail approfondi.
C’est le cas ici.
Le texte qui nous est présenté est plus mesuré que la Résolution du Parlement européen du 2 avril 2009 sur la conscience européenne et le totalitarisme mais je trouve qu’il introduit parfois de nouvelles confusions. Ainsi, le 4 du projet de résolution reprend la spécificité de l’holocauste, mais sans l’attribuer clairement.
Ce projet de résolution se veut une condamnation de tous les totalitarismes et l’élargit à la lutte pour le respect des droits de l’homme et des libertés civiles, je cite, « même en des périodes difficiles de menaces terroristes, de crise économique, de catastrophes écologiques et de migration massive »
C’est bien. Personnellement je n’aurai pas dis « même en des périodes difficiles » mais surtout.
Le projet de résolution est donc plein de bonnes intentions mais il me paraît trop imparfait et dangereux par certains côtés, et ce, pour différentes raisons : La première est qu’il ne fait référence qu’aux régimes totalitaires nazi et stalinien. Il ignore donc d’autres dérives dramatiques.
Ainsi, la genèse du concept de totalitarisme est bien souvent attribuée à la philosophe Hannah Arendt, en 1951. Elle a apporté une définition du concept de totalitarisme dans son célèbre livre Les Origines du totalitarisme. Selon elle, deux pays seulement avaient alors connu un véritable totalitarisme : l’Allemagne sous le nazisme et l’URSS sous Staline. Elle distingue toutefois des tendances ou des épisodes totalitaires en dehors de ces deux cas. Elle cite notamment le maccarthisme au début des années 1950 aux États-Unis ou encore les camps de concentration français où furent enfermés les réfugiés de la guerre d’Espagne.
D’autres extensions du concept de totalitarisme peuvent être défendues. Pour être un peu provocateur je citerai, le philosophe français Michel Onfray qui qualifie rétrospectivement le Christianisme de totalitarisme, lui qui a imposé son monopole religieux partout où il a pu depuis le IVe siècle, donnant ainsi le premier modèle totalitaire (usage de la contrainte, persécutions, tortures, actes de vandalisme, destruction de bibliothèques et de lieux symboliques, omniprésence de la propagande, extermination des opposants, abolition de la frontière entre vie privé et espace public...)
La seconde raison est que le projet de résolution tend à faire l’amalgame sur de nombreuses expériences très différentes.
Pourtant, dans son introduction d’une nouvelle édition de The Origins of Totalitarism, en 1966, Hannah Arendt s’est opposée à l’usage idéologique du terme de totalitarisme concernant tous les régimes communistes à parti unique. Elle considérait que son interprétation ne s’appliquait pas plus aux successeurs de Staline qu’à son prédécesseur. Rappelons que les premières recherches sur la notion de totalitarisme se sont effectuées dans le contexte politique de la Guerre froide et a été instrumentalisé par le maccarthisme aux États-Unis. Depuis le débat se poursuit entre chercheurs en sciences humaines. Dans les années 80, selon Robert C. Tucker, politologue américain, spécialiste de l’URSS, la comparaison entre l’Allemagne nazie et la Russie communiste était trop étroite. Pour lui le régime soviétique découle de déviations historiques qui trahissent l’idéologie communiste, il reproche au « modèle totalitaire » d’établir une filiation entre le communisme, le bolchevisme et le stalinisme. Cette filiation considère le monde communiste comme un tout, et n’est que peu sensible aux différences existant entre les pays communistes.
La troisième raison est que l’intervention du champ politique dans le domaine la recherche historique pose de vrais problèmes : en 2001, pour Enzo Traverso, historien italien, chargé de conférences, en France, à l’École des hautes études en sciences sociales jugeait le concept de totalitarisme à la fois incontournable et insuffisant : « incontournable pour la théorie politique, soucieuse de dresser une typologie des formes de pouvoir, et pour la philosophie politique, confrontée à la nouveauté radicale des régimes visant l’anéantissement du politique ; insuffisant pour l’historiographie, confrontée à la concrétude des événements. »
Dans sa résolution, paradoxalement, le Parlement européen considère que, de l’avis des historiens, il n’est pas possible de donner des interprétations totalement objectives de faits historiques et qu’il n’existe pas de récits historiques objectifs ; (...) que les interprétations politiques officielles de faits historiques ne devraient pas être imposées par des décisions majoritaires des parlements, et qu’un parlement ne peut légiférer sur l’interprétation du passé, souvenons-nous de l’amendement à l’Assemblée nationale française introduisant dans les manuels scolaires « les aspects positifs de la colonisation » ou en Pologne « les valeurs chrétiennes de la Pologne éternelle ».
Ce projet de résolution pose donc du point de vue historique des problèmes importants qu’il ne faut pas sous estimer.
Enfin, et c’est la quatrième raison, dans son point 14, en appelant au démantèlement « des structures et des modes de comportements qui enjolivent le passé », avec une telle formule extrêmement imprécise qui peut donc être très largement interprétée, nous risquons d’encourager des répressions de caractère totalitaire. C’est ce qui se passe déjà dans certains Etats membres de l’OSCE sous la forme de chasses aux sorcières.
Si j’avais pu amender ce projet de résolution je l’aurai sûrement adopté mais en l’état il ne me paraît pas du tout satisfaisant même si ses auteurs, j’en suis persuadé, souhaitait faire là œuvre utile. "