Il raconte qu’à Noël, il y a des décorations là-bas. Aucune chez eux. Il raconte aussi qu’avec les vigiles du Leclerc, c’est la guerre :
« Ils nous détestent et nous aussi. Ils nous provoquent et même s’ils peuvent pas nous interdire de rentrer, ils s’arrangent pour nous faire sortir. Ils sont là… C’est une milice, les vigiles. Ils veulent nous casser… »
« C’est Leclerc qui veut nous cacher. Pour vendre tranquille aux bourgeois. »
Les autres acquiescent bruyamment et multiplient les anecdotes. Un adulte confirme : au mois de juin une bagarre a opposé un jeune du quartier à un vigile. La construction du mur a commencé quelques semaines après, déclenchant ainsi la rumeur chez les plus jeunes : « C’est Leclerc qui veut nous cacher, genre on est une tache. Pour vendre tranquille aux bourgeois. »
En face, l’enseigne se fait imposante. Installé là depuis une quinzaine d’années, E.Leclerc a racheté une grande partie des terrains l’avoisinant. Des travaux d’extension sont d’ailleurs en cours depuis des semaines. Au service voirie de la mairie, on déplie le plan d’aménagement, et on explique de façon précise et détaillée que le bloc de béton gris n’est pas un mur de séparation.
Un double projet, réfléchi depuis 2004, vise en effet à restructurer l’ensemble du quartier : l’élargissement de l’avenue de la Fouilleuse -liée à l’extension de E.Leclerc-, et la réhabilitation de la cité.
Et la paroi de béton ? La mairie explique qu’il s’agit simplement d’un mur de soutènement, la cité n’étant pas construite au même niveau que l’avenue. On assure qu’il n’a jamais été question de ghettoïser le quartier : « Au contraire, on travaille au désenclavement de ce ghetto. »
Mais comment espérer désenclaver en construisant un tel mur ? La mairie explique que cette cité est la seule qui pose problème dans la ville :
« Le bailleur, France Habitations a décidé de résidentialiser la cité. Il y aura plusieurs petits blocs, avec des grilles sécurisées, des digicodes, des places de parkings. C’est très bien. Là, les gamins préfèrent détériorer l’immeuble voisin plutôt que le leur, et il y a constamment des tensions liées aux places de parking. Avec les résidences, le ghetto, les dégradations, ce sera fini. »
Le projet est mené par la ville et le bailleur dans le cadre du plan global de réhabilitation mené par l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru). Depuis un an et demi, des travaux modifient la physionomie de la cité : un immeuble a été détruit, une grande voie cyclable et piétonne est en chantier, un centre administratif sera construit derrière…
« Résidentialisation », mode d’emploi
On découpe en petits lots des grands espaces pour bien séparer espace public et privé. Les habitants peuvent ainsi s’approprier leur habitat et sont amenés à se responsabiliser (respect des espaces communs).
Les urbanistes alertent sur les dérives sécuritaires dans certaines cités et parlent de « bunkerisation ». En gros, une résidentialisation réussie doit associer protection/sécurité et amélioration réelle de la qualité de vie.
Un mur végétal, un grillage : « Ce sera très classe. »
Le bloc de béton séparant la cité de l’avenue commerçante produit tout de même un drôle d’effet chez qui le regarde. Hostile, moche, imposant. « Mais ça va changer ! On est en travaux là ! », s’agace-t-on au service voirie de la ville. La fin du chantier est prévue pour l’automne. Là, on promet du changement.
Des talus seront placés en contrebas du mur, qui sera entièrement végétalisé. « Ce sera classe », affirme fièrement la mairie. France Habitations va même ajouter un « très beau » grillage au dessus du mur. Toujours dans le même but : « désenclaver, tout en sécurisant ».
Le mur végétal « très classe » et le « beau » grillage ne font pourtant pas l’unanimité dans la cité. Les uns regrettent les arbres qui ont été coupés avant l’engagement des travaux, d’autres ont peur de l’enfermement.
Les locataires des étages inférieurs souffrent d’un vis-à-vis désormais bétonné, et un habitant de la cité « depuis trente ans » jure que « c’était mieux avant ». A ces plaintes plutôt classiques de riverains en colère s’ajoute la même amertume que chez les jeunes. Un quinquagénaire rejette la résidentialisation et pointe la marginalisation du seul quartier difficile d’une ville bourgeoise :
« Il y a une différence nette entre le Rueil du haut et le Rueil du bas. On nous enferme là pour que des kékés jouent tranquillement avec leur bagnoles. C’est hypocrite de dire qu’on veut ouvrir notre quartier. Avec ces résidences, on va le fermer. »
Les architectes chargés du projet, les frères Jade et Sami Tabet, sont spécialisés dans la conception d’opérations de logements sociaux et d’équipements sociaux d’urgence à Paris et en région parisienne. Dans un article paru dans Les annales de la recherche urbaine, Jade Tabet s’interroge sur les objectifs sécuritaires de ces projets de résidentialisation.
Plusieurs projets de ce type sont réalisés depuis les années 90 dans les cités. Les réactions des riverains sont globalement les mêmes : crainte d’être enfermés, scepticisme face aux promesses, méfiance face au mot même de « résidence », connoté rupin.
Les expériences précédentes avaient une lacune : le manque d’information et de concertation avec les habitants. Alors que la mairie estime avoir été suffisamment à l’écoute des habitants, à la Fouilleuse, on parle de « mur de Berlin » ou de « paravent ». Aucun des riverains interrogés n’a été capable d’expliquer à quoi allait servir le mur.