Pourquoi la « France insoumise » a-t-elle choisi d’afficher un montant net de 1 300 euros alors qu’il aurait été plus flatteur, et moins problématique vis-à-vis du Front de gauche et du mouvement syndical, de présenter la même proposition en termes de montant brut, soit près de 1 700 euros ? On peut envisager trois explications, non exclusives l’une de l’autre :
· les auteurs du programme ont une certaine conscience de ce que la faiblesse de leurs propositions économiques ne leur permet pas d’afficher des promesses sociales trop ambitieuses ;
· peut-être pensent-ils jouer sur une réduction du taux de prélèvements sociaux, qui permettrait d’afficher un même niveau de SMIC net avec un SMIC brut inférieur. Le programme de la « France insoumise » ne comporte aucune disposition sur les taux de cotisation sociale mais cela pourrait aller de pair avec leur proposition de fusionner l’impôt sur le revenu avec la CSG. Mais ce serait alors une réduction de la part de la valeur ajoutée revenant aux salariés, soit sous forme de salaire, soit sous forme de prestations financées par les cotisations sociales ;
· et le choix de ne pas reprendre expressément les revendications syndicales (1 800 ou 1 900 euros bruts) est cohérent avec l’affichage d’un « populisme de gauche » qui n’organise plus son programme autour des revendications du mouvement ouvrier.
Enfin, en matière de lutte contre le chômage, Boris Bilia, Guillaume Étiévant et Anaïs Robin confirment que l’objectif de leur programme est bien le plein-emploi défini comme le « niveau de chômage ne dépassant pas son seuil incompressible, c’est-à-dire le temps de chômage entre l’emploi qu’on quitte et l’emploi qu’on retrouve ». Non seulement on ne voit pas comment y arriver sans changer la gestion des entreprises et l’orientation du crédit bancaire, mais l’objectif d’éradication du chômage, que L’humain d’abord affirmait avec force, est donc bel et bien abandonné, la réduction du chômage étant renvoyée, conformément à leur logique social-démocrate se réclamant de Minsky, à l’État « employeur en dernier ressort » … Tout cela a bien pour effet de préserver l’existence du marché du travail capitaliste et de la précarité intrinsèque qu’il fait peser sur la situation de tous les salariés,
À l’opposé, le projet de sécurisation de l’emploi et de la formation, qui donne des moyens de répondre dès aujourd’hui de répondre à la crise profonde du « marché du travail », est une lutte concrète pour créer, étape après étape, les conditions politiques et économiques qui permettent de produire efficacement, selon des critères opposés à ceux de la rentabilité capitaliste, et d'utiliser les gains de productivité pour que chacun puisse bien vivre en changeant de travail s'il le souhaite et en se formant massivement tout au long de sa vie, sans jamais passer par la case « chômage ». Mais cela suppose de prendre le pouvoir sur l'argent. Concrètement, cela exige de définir sur quels moyens financiers nous voulons agir (profits des entreprises, crédits bancaires, avec une autre utilisation de l'argent public à l'appui), et quels nouveaux pouvoirs nous préconisons de conquérir pour mobiliser ces moyens au service des objectifs sociaux figurant dans le programme.
Ainsi, dire que l'inspiration du programme de Jean-Luc Mélenchon est social-démocrate, ce n'est pas un procès d'intention, c'est une constatation. Cela veut simplement dire que ce programme est de même nature que celui de Montebourg, par exemple. Il n'y a pas de honte à être social-démocrate si on l'assume comme le fait le mentor de Jean-Luc Mélenchon, Oskar Lafontaine, qui fut le président du parti social-démocrate allemand à l'époque où celui-ci était encore... social-démocrate. Ce qui est critiquable c'est de rejeter tout ce qui, dans la bataille politique actuelle, permettrait de dépasser cette conception traditionnelle, vouée à l’échec au XXIe siècle, de ce que peut être une politique de gauche.
L'Humain d'abord n'était pas un programme révolutionnaire : c'était un compromis constructif entre les conceptions étatistes de Jean-Luc Mélenchon et des propositions précises visant à éradiquer graduellement le chômage et à prendre le pouvoir sur l'argent. Et précisément, ce sont ces propositions (pouvoirs de contre-propositions des salariés sur la stratégie et le financement des entreprises, conférences régionales et fonds régionaux pour l'emploi et la formation faisant pression sur les banques, autre utilisation des euros de la BCE avec un fonds européen de développement pour les services publics, modulation de l'impôt sur les sociétés et des cotisations sociales patronales selon des critères précis quant à la politique de l'entreprise en matière d'emploi et de formation...) que le programme de la « France insoumise » abandonne.
Il est donc indispensable que ces idées soient portées avec force et audace par un(e) candidat(e) communiste dans la campagne présidentielle.
Blog Médiapart de Denis Durand