Présidentielles 2012 : Jean Luc Mélenchon Front de Gauche
Vendredi 13 Avril 2012
Entretien exclusif avec Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de Gauche, pour le journal argentin Página 12.
Il est 10 heures du matin en ce mardi de printemps. Le siège de campagne du candidat du Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon, se trouve dans une banlieue populaire du nord de Paris et il porte très bien son nom : « La Fabrique ». C’est un immense hangar qui servit autrefois de fabrique de chaussures et qui a été réaménagé pour cette période de bataille électorale. Le soleil brille aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de ce vaste local où ce que l’on respire, ce n’est pas une mise en scène apprêtée mais la vie même, humble, saine, compliquée, solidaire, laborieuse, humaine. Il fait soleil avec les derniers résultats des sondages d’opinion qui ont placé le mouvement conduit par Mélenchon à la troisième place des intentions de vote pour les élections présidentielles des 22 avril et 6 mai prochains : ces 15% ont fait de Mélenchon le « troisième homme » qui a fait basculer de son trône l’extrême droite du Front National et l’ont placé juste derrière Nicolas Sarkozy et le candidat socialiste François Hollande. C’est une journée spéciale pour la Fabrique. L’un après l’autre, des ouvriers exposent leurs problèmes, les conflits avec le patronat, les conséquences des délocalisations, le gaspillage des ressources, les ravages écologiques, le coût inhumain des restructurations industrielles, les monumentales erreurs de gestion, les idées concrètes pour sauver leur usine et avec elle, des centaines d’emplois. Des ouvriers syndiqués à la CGT, micro en main, racontent cette histoire que les média occultent avec un acharnement pervers. Jean-Luc Mélenchon les écoute, prend des notes, pose des questions, demande des précisions.
Au fil des semaines, cette pratique de proximité a tissé une histoire incroyable pour un mouvement politique à peine constitué et au sein duquel cohabitent les communistes du PCF, des radicaux de la gauche antilibérale, des socialistes dissidents et des écologistes durs. La majorité d’entre eux a été sur le point d’être rayée de la carte. Maintenant, ils sont réunis autour d’un projet qui les a fédérés et leur a permis de rendre réel l’un des rêves les plus inaccessibles des partis de gauche dans le monde : forger un consensus organique au-delà des querelles assassines qui les avaient séparés. En 2009, le Front de Gauche a eu cinq euro-parlementaires aux élections européennes. L’éventail s’est élargi de façon spectaculaire avec les élections présidentielles. Au point que, pendant le meeting que le Front de Gauche a organisé sur la Place de la Bastille il y a quinze jours, Jean-Luc Mélenchon n’a pas pu terminer son discours tellement il était ému. Le militant des courants minoritaires avait en face de lui 120.000 personnes, sur la place la plus emblématique de l’histoire de l’Humanité. Le projet politique du Front de Gauche va bien au-delà d’une machine antilibérale. Le Front de Gauche a incorporé à son programme l’écologie politique, et cet apport a permis l’élaboration d’un projet novateur de société, qui contraste avec la passivité de la social-démocratie et l’enfermement dans lequel sont tombés les partis écologistes traditionnels. Il ne suffit pas d’être antilibéral pour créer un modèle de société différent. Dans cet entretien exclusif avec Página 12, Jean-Luc Mélenchon, l’homme miraculeux de la gauche radicale révèle quels sont ses modèles et quelle est l’essence d’un proposition qui, d’une façon ou d’une autre, bouleversera les futures alliances et la philosophie politique des partis de gauche.
Quelle est la formule qui permet de réunir autant de courants divers et souvent antagonistes à l’intérieur d’un même mouvement ? Vous avez uni ce qui était dispersé et de plus, le succès couronne cette stratégie.
Chez nous, tout est nouveau : le Parti de Gauche est nouveau, il aura quatre ans en novembre prochain, le Front de Gauche lui aussi est nouveau. Nous-mêmes, nous sortons des catacombes, nous sommes un courant qui a été sur le point de disparaître du paysage politique. En réalité, j’ai pris mes modèles en Amérique Latine, je me suis inspiré de ce qui s’est passé là-bas. Par exemple, le Front de Gauche est une formule politique qui réunit des partis très différents. Nous avons maintenant même des écologistes originaires de la frange la plus radicale. Dans le Front lui-même, nous avons des partisans de la non-croissance, des partisans de la croissance et des communistes. Tous ont réussi à se retrouver sur une ligne commune. Dans ce cas, le modèle auquel je me réfère est le Frente Amplio uruguayen [1]. Il a été pour moi une source d’inspiration depuis plusieurs années. La révolution citoyenne est un projet fédérateur car elle inclut l’idée du pouvoir citoyen. Ce terme a permis la convergence de traditions révolutionnaires très diverses. Et bien, cette idée-là, je l’ai prise à l’Equateur. Quant à la manière d’affronter le système des média, je l’ai prise chez Nestor et Cristina Kirchner. Ici, en France, on attribue ce style à mon mauvais caractère, à mes difficultés, mais en réalité, il n’en est rien : ils me manipulent et moi, je les manipule. Maintenant, je les ai mis au pas, exactement comme ont fait Nestor Kirchner et Cristina Kirchner. En somme, je m’inspire beaucoup de la tradition révolutionnaire d’Amérique Latine. Notre consigne est : « Qu’ils s’en aillent tous ! » Cette consigne, je l’ai tirée de la crise argentine de 2001. Quelle est la clé, la consigne de base du consensus parmi tant de gauches ? Je dirais que s’il y a un mot clé, c’est le suivant : la rationalité concrète. Mon postulat initial consiste à dire qu’il n’y a pas de problème sans réponse technique, concrète, radicale. IL s’agit de sortir des débats en se demandant comment on peut dépasser le cadre de la contradiction. Je dirais aux camarades qui voudraient nous imiter : parfois, il faut utiliser le vieux vocabulaire, puis le laisser de côté et tout reprendre à zéro comme si on venait de naître. A travers les mots, nous pouvons créer une grammaire nouvelle, une nouvelle synthèse et des convergences extraordinaires. Nous vivons une époque de crise globale et profonde. Votre discours de rupture rencontre un écho énorme dans l’électorat. Quel type de socialisme ou de projets de gauche peut-on formuler à l’intérieur d’un mouvement dont les sensibilités sont similaires mais opposées pour ce qui est du contrôle de la crise et du changement de système ? A l’époque de la crise argentine, j’ai eu une discussion avec des camarades qui avaient occupé un hôtel à Buenos Aires. Nous avons parlé du type de socialisme qu’il fallait élaborer à travers les critiques que l’on pouvait faire du modèle vénézuélien ou cubain. Un camarade qui se trouvait là nous dit : « Ecoutez, vous, les Européens, vous êtes très intéressants pour la polémique mais vous êtes en crise. La dernière fois qu’il y eu une crise chez vous, pour en sortir, vous avez déclenché une guerre mondiale et la Shoah. Qu’allez-vous faire maintenant ? » Nous sommes restés muets. Ce camarade avait remué le couteau dans la plaie : la crise du capitalisme de notre époque conjugue crise économique et crise écologique et provoque des déflagrations qui sont beaucoup plus graves que des schémas théoriques : ce sont des déflagrations qui peuvent anéantir l’humanité. Il faut que notre gauche se débarrasse de cette manie des querelles théologiques, des interminables discussions à faire se dresser les cheveux sur la tête. Il faut adopter une pratique rationnelle. Dès qu’une difficulté se présente, il s’agit de la décortiquer, de décortiquer son contenu et de le reconstruire avec des outils qui marchent. Il est impossible de séparer la pratique du travail théorique. J’ai une intuition, une espèce de certitude historique et politique : la classe laborieuse regorge d’idées, de connaissance, elle a un regard d’expert. C’est une source fabuleuse ! Grâce à la dialectique de l’échange, nous pouvons progresser. Comme vous l’avez précisé auparavant, à l’intérieur du Front de Gauche, il y a des écologistes. Mais leur présence n’est pas décorative, elle est organique. L’écologie politique est au cœur du projet que vous défendez. Au début, je n’avais pas pris en compte cette dimension. J’avais une certaine sensibilité pour l’environnement, le gaspillage et la pollution, mais cela n’allait pas plus loin. Du temps de l’ancienne gauche, nous étions capables de tout penser mais nous avions des angles morts. L’un de ces angles morts était : comment vivons-nous ? Dans l’histoire du socialisme, il y a une espèce d’obsession à l’égard de l’homme nouveau. Cependant, c’est une notion si trouble qu’elle finit par devenir dangereuse. Quel est cet homme nouveau sur lequel nous voulons nous reformater, à partir de quoi ? Immédiatement, nous voyons se profiler le risque totalitaire. C’était un angle mort. Le second était que précisément le développement du système peut remettre en question les bases mêmes de l’existence du système car il épuise les ressources et détruit l’environnement. Ce sont les Verts qui ont mis ce sujet sur la table. Je reconnais la dette intellectuelle que j’ai envers eux. Quelqu’un a dit que l’écologie politique était le nouveau paradigme organisateur de la gauche et il a raison. Je me suis intéressé à ce sujet et pour moi cela a été un choc intellectuel, semblable au choc que j’ai éprouvé quand, dans ma jeunesse, j’ai lu le livre de Marx et Engels, « L’idéologie allemande ». Ce fut pour moi une révélation intellectuelle, une clé de compréhension. Il m’est arrivé la même chose avec l’écologie politique. Dans mes recherches, je suis revenu à Marx à travers le souvenir d’une phrase où il parlait de la nature en disant qu’elle était le corps inorganique de l’homme. Marx décrit la relation de l’être humain avec le nature dans une sorte de dialectique où l’être humain est l’un des épisodes de la nature et pas simplement une créature extérieure qui surgit et se pose le problème du contrôle de la nature. J’ai fini par formuler une synthèse entre l’ancienne gauche, dont j’étais un représentant et ce nouveau paradigme. Cette synthèse vous a conduit ensuite à l’approfondissement de la planification écologique comme modèle de gestion. Oui. C’est ainsi qu’a surgi l’idée de la planification de l’écologie. Grâce à cette planification, on peut développer les forces productives et diminuer l’impact écologique de l’humanité. Votre argument suggère que la gauche a laissé de côté la question de l’environnement, des ressources naturelles et qu’elle n’a pas intégré cette donnée fondamentale dans son projet de société. Le problème de la gauche a été qu’elle a adopté le principe selon lequel les standards de vie des riches étaient la voie à suivre. Evidemment, c’est ce que tout le monde réclamait. Et c’est à cela qu’il faut renoncer. La richesse est synonyme d’irresponsabilité pour ce qui concerne les modes de consommation. L’ancienne gauche a commis l’erreur de le croire. Nous avions un regard dépourvu de toute critique sur la consommation. Et même lorsqu’une critique s’élevait, elle n’avait pas de sens car elle se fondait sur des principes moraux. L’écologie politique a permis de résoudre de nombreux problèmes théoriques. Par exemple, l’ensemble de l’idéal progressiste repose sur l’égalité et la similitude entre les êtres humains. Mais cela n’est qu’une illusion. Si on regarde autour de soi, on voit immédiatement que les êtres humains ne sont égaux en rien. Mais nous, nous avons fondé de façon naturelle notre conviction sur cette égalité-là. La Révolution de 1789 dit : « les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Voilà la raison pour laquelle se sont développées en France des formes de pensée totalitaire et raciste. Le postulat de départ était que les choses étaient différentes, que par nature, il y avait des différences, des inégalités, des races. Ceux qui nient l’inégalité naturelle ont conduit tous les régimes égalitaires à être totalitaires, car ils ont dû forcer quelque chose qui est inscrit dans la nature. L’écologie politique résout cet obstacle naturel, et clôt la discussion. Pourquoi ? Parce qu’elle dit qu’il n’existe qu’un écosystème compatible avec la vie humaine. C’est-à-dire que tous les êtres humains sont semblables pour la bonne raison que, si cet écosystème disparaît, les êtres humains disparaissent tous en même temps. Nous sommes alors égaux face aux contraintes imposées par l’écosystème. Ce qui veut dire que si nous n’avons qu’un seul écosystème pour rendre la vie possible, alors, un intérêt humain général existe. Cet intérêt humain général est une réalité. C’est de cette manière que nous arrivons à refonder l’ensemble des paradigmes organisateurs de la pensée de gauche, c’est-à-dire le socialisme, l’humanisme, les Lumières, la République et la Démocratie. Dans le droit fil de cette pensée, vous avez placé au premier plan la classe laborieuse comme acteur écologique ainsi que l’idée de la planification écologique. Evidemment. Ce sont les travailleurs qui manipulent les produits nocifs. Ces produits détruisent le premier segment de la nature, c’est-à-dire eux-mêmes : leurs poumons qui respirent des cochonneries, leur fécondité etc. La classe qui est en contact avec la catastrophe écologique, c’est la classe ouvrière. La planification écologique consiste à organiser la production qui, de nos jours, est pensée à court terme. Les entreprises sont sous le contrôle des investisseurs, des agences de qualification qui réclament des comptes tous les trois mois. Il n’y a aucune stratégie à long terme. Rendre compatibles les processus de production et d’échanges avec les impératifs de l’écologie demande du temps. Or, la planification consiste à minorer le temps, lequel est une dimension sociale et écologique fondamentale. La deuxième idée sous-jacente concerne la politique de l’offre à partir d’une question : « de quoi avons-nous besoin ? ». De là, une autre idée, celle de l’impératif commun, de quelque chose en commun à toutes les réflexions, toute la production et les échanges. C’est la règle verte, c’est-à-dire, réduire l’impact écologique de la production d’une manière sérieuse, méthodique et profonde. Dans ce contexte, votre projet de révolution citoyenne s’éloigne des principes de la social-démocratie puisque par exemple, il s’inscrit contre le credo de la croissance comme principe de progrès. Dans le projet de révolution citoyenne, en effet, il y a une rupture théorique fondamentale avec la social-démocratie. Nous, nous ne disons pas que nous allons distribuer les fruits de la croissance. La social-démocratie est liée organiquement au productivisme car elle déclare que le progrès social n’existe qu’à l’intérieur du productivisme. Et bien non, nous, nous pensons le contraire. Nous pensons que le progrès économique n’est possible que dans le cadre du progrès humain et du progrès social. Pour nous, le progrès humain et social est la condition du développement économique. Nous sommes sur deux visions diamétralement opposées. Nous devons récupérer l’audace des pionniers, de ces gens qui disaient : « ce monde est beau, il est neuf ». Nous devons connaître, découvrir, protéger et empêcher le saccage des ressources. La terre est d’une grande beauté. Tout n’est pas perdu. Par Eduardo Febbro efebbro@pagina12.com.ar Paris, mardi 3 avril 2012 Source : http://www.pagina12.com.ar/diario/elmundo/4-190982-2012-04-03.html Traduction Simone Bosveuil-Pertosa [1] Le parti ’Frente Amplio’ (Front Large) réunissant gauche et centre-gauche a remporté 2 fois les élections présidentielles en 2005 et 2009. |
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