La révolte de ces jeunes capitaines puise ses raisons dans les atrocités commises dans les guerres coloniales qui s’enlisent au Mozambique, en Angola, en Guinée-Buissau. Le Mouvement des forces armées, dont les sensibilités politiques vont de l’extrême gauche à la droite, parvient, néanmoins, à caler un programme minimum. En réponse aux trois " F " du régime - famille, fado, football -, ils avancent la politique des trois " D " : démocratie, développement, décolonisation.
Le pays est exsangue. Les guerres dilapident près de 50 % des dépenses publiques. Le délire autarcique et tout répressif du grabataire Salazar pousse à l’exil plus d’un million de Portugais entre 1960 et 1974. À l’intérieur du pays, la misère n’a même pas de nom. Les enfants ont pour " repas " des morceaux de pain trempés dans du vin. Les paysans sont à la merci des grands propriétaires terriens, réduits au statut d’ouvrier agricole. Les partis d’opposition sont interdits ; ses militants sont poursuivis, arrêtés, torturés. Le Parti communiste portugais, dont le rôle sera déterminant dans le processus de la révolution, paiera un lourd tribut pour ses activités clandestines à l’instar de celui qui deviendra son secrétaire général, Alvaro Cunhal, emprisonné pendant onze ans dans la forteresse de Peniche. Des prémices de révoltes éclatent. Des grèves ouvrières et estudiantines jalonnent la dernière décennie de Salazar. Les émigrés amènent avec eux un vent de liberté qui inspire les Portugais restés au pays. La bourgeoisie et les industriels, freinés par l’autarcie, prônent une " détente " économique du régime. Les guerres coloniales, notamment la Guinée-Bissau- finissent par faire vaciller le régime. Le 25 avril 1974, c’est la rupture.
S’ouvre alors une période sociale et politique intense qui durera plus d’un an. Le quotidien des Portugais est fait de puissants mouvements sociaux. De cette effervescence populaire naîtront les conquêtes d’avril : les libertés syndicales et d’association, le droit de grève, l’organisation d’élections libres, la fin des guerres coloniales et l’indépendance des anciennes colonies, la création du salaire minimum national, l’égalité des droits pour les femmes, le droit de vote à dix-huit ans, le droit à la santé, à l’enseignement et à l’éducation, à la Sécurité sociale pour tous, etc. Ce sont aussi les nationalisations. Sur les vitrines des banques de Lisbonne, on peut y lire : " Des banques au service du peuple ". La réforme agraire ambitionne la redistribution des terres. " Non pas pour soi, mais pour travailler ", précise Leandro Martins, rédacteur en chef d’Avante et responsable du PCP. " Ces avancées, dit-il, ce ne sont pas les partis ni le Conseil de la révolution qui les ont créées mais la ferveur des gens. "
Cette révolution inquiète. Le général Spinola, dont l’un des faits d’armes est d’avoir été de la Légion bleue franquiste à Stalingrad, refuse l’indépendance des anciennes colonies. Le 11 mars 1975, il tente un coup d’état qui échoue. Un mois plus tard, lors des premières élections libres, les partis modérés l’emportent. Mais l’agitation sociale perdure. Les divisions au sein du MFA sont palpables. Les surenchères gauchistes exacerbent les tensions. Le coup d’État du 25 novembre 1975 signe la fin du printemps révolutionnaire né le 25 avril 1974. Le jeune Parti socialiste de Mario Soares remporte les législatives du 25 avril 1976 et met un terme au processus révolutionnaire, considérant que le Portugal est suffisamment démocratisé pour s’ouvrir à l’Europe. Les États-Unis, inquiets de la tournure que prennent les événements dans ce pays qui lui sert de base stratégique et militaire considèrent qu’il est temps de reprendre les choses en main, d’autant plus que l’agitation a gagné les colonies africaines.
Les Portugais vont trop loin. En témoigne la Constitution, adoptée le 2 avril 1976, qui préconise : " l’abolition de toutes les formes d’impérialisme, colonialisme et agression, le désarmement général, simultané et contrôlé, la dissolution des blocs politico-militaires (OTAN compris) et l’établissement d’un système de sécurité collective, en vue de la création d’un ordre international capable d’assurer la paix et la justice dans les relations entre les peuples ". Quant à l’État, l’une de ses tâches fondamentales est de " socialiser les moyens de production et la richesse, à travers des formes adéquates (...) et abolir l’exploitation et l’oppression de l’homme par l’homme ".
Petit à petit, les gouvernements qui se sont succédé ont vidé la Constitution de sa substance progressiste. Le Portugal s’érige en bon modèle de l’Europe, respectueux des critères de Maastricht. Les acquis seront dépecés l’un après l’autre. Désormais, le pays s’asphyxie dans son propre rêve de grandeurs européennes : réduction des dépenses publiques, hausse de la TVA, privatisation des hôpitaux, suppression de postes de fonctionnaires. Son ministre de l’Économie, Carlos Tavares, affirme que " l’heure est arrivée de redistribuer les richesses ". Mais, avec une croissance négative en 2003 et la politique libérale de la coalition de droite populiste CDS PSD/PP, les doutes sont permis.
L’esprit d’avril est-il toujours présent ? Chez les plus jeunes, le 25 avril est presque exclusivement synonyme de liberté. C’est d’ailleurs sous cet intitulé qu’ils sont invités à commémorer les événements d’avril. Une appellation officielle qui permet d’esquiver le caractère révolutionnaire de l’après-25 avril. À l’instar de la campagne du gouvernement qui proclame dans ses affiches : " Avril est évolution ". Un " R " subtilement volatilisé, une lettre qui a déclenché une polémique dans tout le pays. " Avant d’être une évolution, le 25 avril est une révolution ", affirme Vasco Lourenço, ancien capitaine et président de l’Association du 25 avril. Des Portugais se sont employés à le rappeler. Des " R " ont été tagués sur les affiches, parfois accolés du " sempre " (toujours), rappelant les mots du poète lusophone, Ary Dos Santos : " Personne ne pourra plus fermer les portes qu’Avril a ouvertes. "