Socialisme et communisme en Amérique Latine
Jeudi 20 Février 2014
Au Venezuela, lorsqu’une minorité de casseurs nostalgiques de l’apartheid réagit violemment à l’accession d’une majorité de jeunes d’origine populaire, de peau brune ou noire, aux études universitaires, les grands médias occidentaux annoncent la “révolte de la jeunesse”
Des photos de répression brutale contre des étudiants chiliens sont affublées de la légende “Venezuela” pour faire croire à un régime répressif. Mais si le lendemain la majorité de la jeunesse vénézuélienne descend pacifiquement dans la rue pour refuser la violence des commandos d’extrême-droite et si la majorité des gouvernements latino-américains défend le gouvernement bolivarien face aux tentatives de déstabilisation, les agences (AFP, AP, Reuters) ne voient rien, n’entendent rien. C’est ainsi que depuis quatorze ans, des millions de lecteurs, auditeurs, téléspectateurs restent enchaînés au fond de la Caverne de Platon, à quelques années-lumières des dynamiques politiques de l’Amérique Latine actuelle.
Thierry Deronne. Caracas. Venezuela infos, 16 février 2014
Caracas, le 15 février 2014. Mobilisation pacifique de la jeunesse contre la violence de l’extrême-droite. Image invisible dans les grands médias.
La deuxième Enquête Nationale sur la Jeunesse Vénézuélienne, réalisée par la Fondation GIS XXI, repose sur un échantillon de 10.000 personnes de toute origine sociale et couvre l’ensemble du pays. Ses résultats ont été publiés à Caracas le jeudi 28 novembre 2013. La précédente étude remontait à 1993, il y a exactement vingt ans.
Cette étude constitue un précieux outil pour ceux qui souhaitent comprendre la période actuelle et prendre la mesure des défis futurs. C’est également une référence pour la définition des politiques publiques qu’il s’agira d’élaborer en faveur des jeunes générations de vénézuéliens. Par ailleurs, les résultats de cette enquête adviennent à un moment crucial sur le plan démographique, qui voit la part de la population active vénézuelienne prendre le pas sur sa part non active. Cette seconde Enquête Nationale sur la Jeunesse Vénézuelienne se révèle être un outil de référence pour les spécialistes des sciences sociales, les citoyens engagés dans la vie publique, les militants, les cadres politiques et les « décideurs » dans leur ensemble. Une première confrontation des résultats des deux enquêtes (1993-2013) débouche sur un constat : entre ces deux dates, une rupture qualitative s’est opérée en termes culturel, social et politique. Les termes constitutifs de cette deuxième Enquête Nationale sur la Jeunesse s’avèrent être autant d’indices d’un changement d’époque dont le Vénézuela a été le théâtre. Pour le dire en termes plus directs : les jeunes générations de vénézuélien(ne)s sont le reflet de l’accélération d’un processus qui a opéré des changementsstructurels sur le plan de l’imaginaire, des attitudes et de consensus qui traversent les strates de la société vénézuélienne.
Les jeunes vénézuéliens n’abandonnent pas leur esprit critique et aspirent à plus et à mieux.
L’Enquête Nationale restitue le principal acquis émanant des temps historiques que traverse le Venezuela : la diversification des possibles, l’accroissement des attentes et des demandes sont des manifestations qui touchent d’une manière relativement transversale l’ensemble des couches sociales du pays. Les jeunes vénézuéliens partagent une conviction : celle de vivre un moment décisif qui leur permet d’aspirer à une vie meilleure, du fait de l’accroissement des opportunités. (98% d’entre eux envisagent de poursuivre leur scolarité ; 96% pensent qu’ils pourront mener à leur terme les études de leur préférence). Un fort contraste avec les pays du Nord où les études sont une marchandise d’accès difficile pour une grande partie des jeunes. Dans le même temps, 64% des jeunes vénézuéliens interrogés envisagent de changer de travail, convaincus pour 93% d’entre eux, de pouvoir accéder avec succès à un emploi meilleur. Ces données contrastent elles aussi avec la crise des débouchés qui affecte une grande part de la jeunesse européenne ; elles attestent de l’existence d’un processus de démocratisation qui facilite grandement l’accès aux principaux biens sociaux : l’éducation, le logement, l’emploi, la santé, le sport, la culture. Les chiffres permettent également d’établir un lien entre l’extension de la souveraineté populaire et l’accroissement du bien-être pour la majorité de la population ; Appliqués au Venezuela, des indicateurs internationaux et régionaux relatifs au développement humain et social (PNUD, CEPAL, etc…) confirment cet état de fait qui résulte de 14 ans de révolution bolivarienne. Bien qu’ils reconnaissent que le processus politique actuel et l’intervention publique qui en découle, éliminent peu à peu les barrières, faisant surgir des opportunités dont tous peuvent profiter, et bien qu’ils se sentent partie prenante indispensable des avancées dont le pays bénéficie, les jeunes vénézuéliens n’abandonnent pas leur esprit critique et aspirent à plus et à mieux.
L’imaginaire des jeunes vénézuéliens n’est pas homogène, ni unique.
En même temps qu’il exprime l’existence d’une profonde diversité, cet imaginaire est le symptôme d’une période de transition, qui voit la lutte, le chevauchement et l’hybridation de différentes instances narratives. Cette approche de l’imaginaire des jeunes vénézuéliens permet d’analyser la bataille culturelle qui accompagne tout changement historique réel, et qui porte sur une période mouvementée et d’une grande fertilité. Trois grands axes discursifs structurent l’imaginaire des jeunes générations de vénézuéliens. Premièrement, la démocratisation de l’accès à la consommation de par l’application de politiques sociales d’intégration et de démercantilisation des produits de première nécessité portent ses fruits. Il en résulte que la grande majorité des jeunes vénézuéliens accède à un niveau de vie totalement inconnu de leurs parents. D’où une modification des comportements, des règles de vie et de la nature des attentes formulées. La majeure partie de ces jeunes (74%) se considère comme membres de la « classe moyenne ». Dans leurs divers horizons de vie, ils accordent un rôle central à la formation/éducation comme moyen de réaliser l’ascension individuelle (en tête des motivations les incitant à étudier, 89% des jeunes interrogés citent le désir de se surpasser ou d’obtenir d’un emploi). L’accès à la consommation apparaît comme l’une des principales aspirations et l’un des désirs les plus grands. Être à la tête de sa propre affaire est un des projets les plus récurrents, le secteur des services étant particulièrement prisé. Cette option s’articule de manière complexe avec la mise en application au plan national de la stratégie de souveraineté économique, de développement industriel et agroalimentaire. Dans le même temps, les jeunes vénézuéliens naturalisent les droits sociaux conquis et visent – une fois ces derniers acquis- à accéder à un deuxième niveau de bien-être caractérisé par le temps libre, la culture, le sport et l’épanouissement personnel. Une politique publique d’orientation socialiste doit prendre conscience de ce type d’aspiration pour les articuler avec le projet national. Deuxièmement, si on prend en considération les questions relatives aux droits civils et moraux, les jeunes vénézuéliens maintiennent une tendance conservatrice. Hors du temps de travail, les différentes églises chrétiennes s’avèrent être des espaces privilégiés de socialisation, et en matière d’attitudes et de valeurs, l’un des principaux référents. Troisièmement, les nouvelles générations de vénézuéliennes et vénézuéliens adhèrent à un surprenant consensus autour des concepts fondamentaux du modèle de pays bolivarien. Ce qui jusqu’ici était le projet d’un acteur politique s’est généralisé sous forme d’un substrat culturel commun à une large majorité de la jeunesse. Cette profonde mutation du sens commun d’une époque, engagée sous l’hégémonie relative du chavisme, s’affirme désormais comme identité politique à part entière, traversant et modifiant les contours de la communauté politique dans son ensemble. Parmi les systèmes politiques, les jeunes vénézuéliens disent préférer le socialisme, à hauteur de 60%. Le capitalisme ne recueillant que 21% des suffrages. Dans le même temps, 73% optent pour la « démocratie participative » comme système politique préféré. Et ce, loin devant d’autres options, telles que la « démocratie représentative » (6%) ou la « dictature » (6%).
Les deux institutions préférées sont, après les universités (18%), deux organismes de pouvoir citoyen, instances de la participation populaire au sein de l’appareil d’Etat : les conseils communaux (17%) et les missions sociales (13%), suivis à distance respectable par les partis politiques (6%). Au Venezuela, cette forte valorisation et cette conception « dense » de la démocratie, liées au rôle central de la population ainsi qu’à l’extension de la capacité de décider et à l’amélioration de la vie quotidienne ressortait déjà, à l’étonnement de ses auteurs, du dernier rapport de l’ONG chilienne Latinobarometro (novembre 2013) dont nous avons récemment analysé les termes (1).
Comment est-il possible que ces trois instances narratives coexistent dans l’imaginaire de la jeunesse vénézuélienne ? Pourquoi ces formes inédites de consensus politique, ne se traduisent-elles pas directement sur le plan électoral ? A la première de ces questions, il convient de répondre que durant les périodes de transition, le « sens commun d’une époque » est le reflet de tensions, de conflits et de contradictions entre la dynamique de l’ère nouvelle et la résistance concomitante de l’ancien. La jeunesse vénézuélienne a adopté et naturalisé l’ensemble des nouveaux droits relatifs au modèle d’inclusion et les bénéfices de la souveraineté recouvrée et de la démocratie participative. Sans pour autant se départir des valeurs de type consumériste, immédiatiste ou individualiste. Il reste du chemin à parcourir avant de voir émerger un habitus civico-républicain, un engagement vis-à-vis de la sphère publique. Cette étape ne sera pas une pure négation mais l’intégration d’une grande partie de ce qui existe déjà dans un ensemble et dans un projet de signe différent. À la seconde question on pourrait répondre que le paradoxe d’une hégémonie réside dans le fait que ses idées se transmettent à l’ensemble de la société. Ainsi, la principale victoire du chavisme, à savoir le renforcement du pouvoir citoyen et la diffusion du “droit d’avoir des droits”, signifie plus qu’une récompense, un défi : celui d’être à la hauteur d’une nouvelle génération de demandes et les insérer dans la construction d’un ordre institutionnel et culturel au sein du modèle de pays voulu par la grande majorité des jeunes vénézuéliens. Íñigo Errejón, Docteur en Sciences Politiques, Directeur de la ligne de recherches “Identités politiques” à la Fondation GIS XXI Source : http://www.gisxxi.org/articulos/la-juventud-del-cambio-de-epoca-en-ven... Traduction de l’espagnol : Jean-Marc del Percio Íñigo Errejón Note : (1) Voir “Confiance des citoyens latino-américains dans la démocratie : record au Vénézuéla, agonie au Mexique” (Latinobarometro / John L. Ackerman), http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/11/13/confiance-des-citoyens-... http://www.legrandsoir.info/venezuela-la-jeunesse-d-un-changement-d-epoque.html |
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