Le dernier combat de Paul Vergès - Par LAURENT DECLOITRE (L'Express)
A 85 ans, le président du conseil régional de La Réunion est candidat à sa réélection. Au coeur de la vie politique de l'île depuis plus de soixante ans, adulé ou détesté, l'élu veut prouver qu'il est toujours un visionnaire.
Le regard malicieux et la bonhomie du personnage ne doivent pas faire oublier "l'animal politique". Du haut d'une pyramide inversée, le bâtiment où siège, à Saint-Denis, le conseil régional, Paul Vergès contemple La Réunion, prêt à en découdre. A 85 ans, le président de la collectivité sollicite le mois prochain le suffrage des électeurs. Un combat de trop ?
La lente démarche du vieil homme, parfois sujet aux assoupissements, pourrait l'inciter à un retrait dans la dignité, au faîte de sa popularité. En 2008, un accident vasculaire cérébral a d'ailleurs obligé le fondateur du Parti communiste réunionnais (PCR) à un repos de deux mois. "Depuis, on a assisté à une passation de pouvoir officieuse entre Paul et son fils Pierre", regrette Jocelyne Lauret, conseillère régionale en disgrâce de l'Alliance, la liste qui regroupe le PCR et ses alliés de divers gauche et centre droit.
"Ti Pierre" est de fait le seul élu à rencontrer chaque lundi après-midi le président, en compagnie du staff du cabinet, "pour un tour d'horizon de l'actualité", au quatrième étage de la pyramide. Sans oublier "les moments privilégiés de discussion", autour d'un cari coq ou d'un porc caramel, lors des réunions de famille, fréquentes au domicile du patriarche, à La Possession. De là à en conclure, comme beaucoup à droite, que Paul Vergès se représente pour céder au cours du prochain mandat la présidence de la région à son fils... Ce dernier, qui fut crédité de seulement 31 % d'avis favorables selon un sondage du Quotidien de La Réunion et LH2 en décembre 2007, évacue l'hypothèse : "La politique, c'est sa vie, il va continuer jusqu'à son dernier souffle."
En attendant, "on essaie de ne pas le submerger", souffle Catherine Payet, la chef de cabinet, surnommée "la garde du corps" en raison de sa présence constante au côté de Paul Vergès. L'intéressé laisse dire... et jubile : "Les rendez-vous politiques me font revivre ! Je n'ai jamais été aussi jeune qu'à la veille de ces élections." On le croit volontiers, après deux heures d'entretien, au cours duquel Paul Vergès fait preuve de son habituel "brio intellectuel", pour reprendre les termes de... Dominique Fournel, président du groupe UMP à la Région. Croissance démographique, mondialisation des échanges, réchauffement climatique, développement durable, l'ancien sénateur énumère les chiffres et les dates, inlassable et incollable sur ses "dadas".
Un mythe qui reposesur deux mystères
A force de rabâcher, l'homme, charismatique, a-t-il convaincu ? "Quand j'évoquais ces thèmes il y a quinze ans, j'étais victime de quolibets ; aujourd'hui, le président de la République les reprend en adressant ses voeux à l'outre-mer", se réjouit, gourmand, celui qui est aussi président de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique. Le soleil lui donne même raison : Météo France vient d'annoncer que 2009 aura été l'année la plus chaude à La Réunion depuis 1953...
Paul Vergès est moins percutant lorsqu'il répète à l'envi que "nous allons droit à la catastrophe", lors de ses innombrables conférences de presse... Mais qu'il agace ou séduise, il demeure la figure tutélaire de La Réunion. Alors qu'en métropole, seulement 29 % des Français sont capables de citer le nom du président de leur région, de nombreux militants du PCR ont encore la photo de Paul dans leur salon, à côté du portrait de Jean Paul II et du cliché de leur mariage. Un sculpteur l'a même déjà statufié dans un bloc de basalte volcanique...
Paul Vergès est un mythe, qui repose sur deux mystères. A-t-il oui ou non assassiné Alexis de Villeneuve, l'adversaire des communistes, en 1946 ? Il a toujours nié, la justice l'a condamné avant de l'amnistier (voir page VII). La seconde énigme remonte à 1964 : comment diable a-t-il échappé aux forces de l'ordre vingt-huit mois durant sur une île de 2 512 kilomètres carrés ? Paul Vergès avait publié des articles du Monde sur la guerre d'Algérie dans Témoignages, le journal du PCR. Ce qui méritait la prison selon la justice coloniale d'alors. Parti en clandestinité, en "marronnage" comme les esclaves qui s'enfuyaient sur les hauteurs de l'île, Paul Vergès était-il "invisible" se demandent encore les gramoun ?
Cette popularité, clef de sa longévité, tourne à "l'idolâtrie", comme s'en agace Margie Sudre, ancienne présidente du conseil régional. Illustration avec la confession de Raymond Lauret, 64 ans, président de la commission des appels d'offres à la région. "C'est une chance de côtoyer Paul, je ne suis pas à la hauteur", se repent ce communiste catholique. Et l'ancien trésorier du PCR de bénir Laurent Vergès, le fils de Paul, décédé à l'âge de 33 ans : "Pour moi, il n'est pas mort !"
Pourtant, les funérailles du dauphin désigné de Paul Vergès, en 1988, ont été orchestrées de façon à marquer les esprits. "Nous gardons notre douleur inextinguible et le rendons à la lutte vivante de son parti", décide alors la famille. Le corps de Laurent Vergès est exposé "dans son cercueil ouvert selon un rituel rappelant celui des derniers dirigeants de l'Union soviétique", dénonce l'universitaire Robert Chaudenson, auteur de Vergès père, frères et fils (L'Harmattan, 2007). Depuis, tous les dix ans, le PCR organise des commémorations populaires de sa disparition.
Le Parti communiste réunionnais est la machine de guerre de Paul Vergès : 250 cellules et 20 sections en assurent l'assise populaire. Le plus ancien parti de l'île n'a jamais connu les déchirements de la droite (voir page XII) ou du PS. Explication claire de l'historien Gilles Gauvin dans la revue Vingtième siècle : "Le culte du chef tient d'un fort centralisme démocratique dont la pierre angulaire est Paul Vergès." L'appareil est verrouillé. Le secrétariat, l'instance de décision suprême dirigée par Elie Hoarau, le fidèle compagnon de route, ne compte que neuf membres, dont Manuel Marchal, le rédacteur en chef de Témoignages, ou encore Ary Yee-Chong-Tchi-Kan, membre du cabinet de la région. Tutoiement immédiat et créole d'office. Son rôle est "de fouiner et de trouver de bonnes idées", mais aussi d'assurer le lien avec les autres formations politiques. A la sauce "marxiste-léniniste", dénonce, en off, un socialiste, dont le groupe ne fait pas partie de l'Alliance. Une conseillère régionale de la majorité témoigne : "Le cabinet a tellement peur des écrits, qui laissent des traces, qu'il n'envoie aucun mail !"
Un parti qui n'a plus rien de communiste
Méfiance à gauche et débauchage au centre-droit, lors du Rassemblement, en 1998, de l'Alliance en 2004, et pour ces élections encore. Dans ces conditions, que reste-t-il du "C" du PCR ? Témoignages a perdu sa faucille et son marteau et Paul Vergès n'est plus communiste. Ses voyages dans les pays de l'Est et son soutien aux mouvements de libération du tiers-monde durant la guerre froide ? Des souvenirs de jeunesse. "Etre de gauche ou de droite, ça veut dire quoi à La Réunion, interroge-t-il, roué. C'est dépendre d'un parti de métropole !" Que la gauche conserve ses vingt régions en métropole, il n'en a cure ; il est le leader du parti "central, pas centriste" de La Réunion. Il reste le favori des prochaines élections. Cela étant, la dernière fois que Paul Vergès a sollicité le suffrage des électeurs, il a subi une cuisante défaite. C'était aux législatives de 2007, et son adversaire s'appelait Didier Robert... Le jeune député maire UMP du Tampon, qui n'est pas parvenu à imposer l'union à droite, est son plus sérieux adversaire pour le prochain scrutin régional. Paul Vergès, qui assure raisonner "avec un quart de siècle d'avance", pas moins... a choisi de lui opposer un "mépris de fer, effaré par la bassesse de ses attaques". Premier verdict le 14 mars...