Il parait que l'État a décidé de geler l'avancement des fonctionnaires. Il parait que c'est faux. Il parait qu'on y a pensé. Il parait que le "sujet est sur la table". Mais le gouvernement dément formellement qu'il envisage la chose.
Alors, ça se fera-t-y? Ça se fera-t-y pas? P'têt' bin qu'oui, p'têt' bin qu'non. Comme d'habitude on verra bien si ça arrive. Comme d'habitude, il émane de cette rumeur l'impression que des décisions se prennent à la "va comme je te pousse" selon un système de "brainstorming" sauvage auquel tout le monde est invité à participer. Quelqu'un, quelque part a une idée. Il s'empresse alors, s'il en a la possibilité, de diffuser cette idée dans les médias et là, immédiatement, chacun se précipite pour donner son avis, commenter, argumenter, polémiquer. On crie, on s'insulte, on s'accuse: "Non je ne l'ai pas dit ! Si tu l'as dit ! C'est çui qui dit qui est!".
Peu importe le sujet.
Et si par bonheur, l'idée lancée en pâture concerne un tant soit peu l'école, alors tout le monde s'empresse d'emboucher sa trompette pour donner son avis pertinent: "Il faut interdire le scandale de la méthode globale!", "Les instits passent leur temps à montrer des livres pornographiques et pédophiles", "Des transsexuels sont désormais autorisés à venir dans les classes pour apprendre aux enfants la théorie des genres".
Et allez ! Pourquoi pas? Il parait même que le Ministère de l'Éducation Nationale envisage l'achat de 25.000 éléphants pour généraliser les cours de cirque dans les maternelles. Si, si, je vous jure, j'ai reçu un SMS à ce sujet: preuve que c'est vrai !
Les enseignants, depuis quelques années, sont particulièrement soignés par tous ces "experts" multicartes qui aiment à donner leur avis. Forcément: l'école, ça concerne tout le monde, tout le monde y a été un jour (au temps ou "c'était mieux avant"), tout le monde a un enfant ou un neveu ou un fils de sa concierge qui va à l'école et tout le monde est donc compétent pour proposer d'améliorer ce qui va mal, forcément mal. Parce que ça va mal n'est-ce pas? Ce n'est plus comme avant? Le niveau baisse, non? Quand même, dans le temps, on respectait les professeurs !
Tiens, et si on parlait de cela justement: du respect.
Je suis instituteur. Professeur des écoles si vous préférez. (Tiens, voilà un de ces changements utiles qui a bouleversé ma vie professionnelle ces dernières années: mon métier a changé de nom. J'ai les mêmes élèves, travaille sans moyens, dans les mêmes locaux vétustes, pour le même salaire mais maintenant je suis "prof". Ah !)
Je suis fonctionnaire. Fonctionnaire au service de l'Etat (c'est une des épreuves des concours de la fonction publique). Ce qui signifie que ma mission est de participer au bon fonctionnement de l'Etat républicain. Quand on y réfléchit bien, c'est une noble mission dont on peut tirer fierté à juste titre. Une mission respectable. Et c'est bon de se le rappeler de temps en temps parce que, vraiment, il y a des moments on je me demande si je ne devrais pas avoir honte de ce statut.
"Fonctionnaire", je me trompe ou c'est désormais une insulte? Pas une grosse insulte, mais qui doit se situer quelque part entre "fainéant incompétent" et "parasite" sur l'échelle de la gravité des propos. "Il y a trop de fonctionnaires", on entend cela tout le temps.
Et chacun d'imaginer, immédiatement, des bureaux remplis de gens qui s'ennuient, qui attendent bêtement sur leur chaise que vienne enfin le moment où ils auront le droit de rentrer chez eux. Pourquoi sont-ils là ? Pourquoi sont-ils enfermés dans ces bureaux, personne ne le sait. Ont-ils, comme certains le pensent, choisi délibérément d'être inutiles, allant même jusqu'à faire des études et passer des concours pour en avoir le privilège ou sont-ils, comme d'autres le pensent, les victimes d'un état totalement déséquilibré dont les responsables (responsables, est-ce bien le mot?) inventent chaque jour des postes inutiles pour grossir les rangs déjà bien serrés de ces bouches inutiles?
"Il y a trop de fonctionnaires". Les classes sont surchargées, les policiers débordés, les infirmières épuisées, les conseillers de Pôle Emploi craquent devant le nombre de dossiers qu'ils ne pourront pas traiter mais, c'est sûr, ils sont trop nombreux. "Il y a trop de fonctionnaires". Je suis fonctionnaire au service de l'État, au service de la République et je n'ai pas le sentiment d'être de trop.
Et même, s'y j'y réfléchis bien, je n'éprouve pas le moindre sentiment de culpabilité. Alors j'en ai un peu assez d'avoir l'impression qu'il faudrait que je m'excuse, que je demande pardon d'être un privilégié qui vit au crochet de "ceux qui créent de la richesse", expression qu'utilisait il y a quelques jours le Président de cette République que j'aide à fonctionner.
Parce que voilà: tout est là! Je ne crée pas de richesse. Un policier ne crée pas de richesse, un magistrat ne crée pas de richesse, un fonctionnaire du trésor public ne crée pas de richesse, il aide juste l'état à prendre de l'argent à ceux qui en créent pour entretenir les bataillons d'inutiles.
Alors, du coup, c'est normal. C'est normal qu'on gèle nos salaires, qu'on gèle notre avancement. C'est normal que ne conditions de travail se dégradent, puisque de toutes façons nous ne servons à rien: nous ne créons pas de richesse.
Oui, c'est vrai, un fonctionnaire ne crée pas de richesse, il fait juste en sorte, humblement, à sa place, que ça tienne debout. "Ça", c'est le système de santé, le système éducatif, la sécurité, la justice. "Ça", ce sont des routes en bon état, des espaces publics entretenus, des enfants protégés. "Ça", c'est la recherche dans tous les domaines et pas seulement ceux qui rapportent le plus, c'est la même loi pour tous, puissant ou misérables. "Ça", c'est la vie en société.
Alors bien sûr tout ne va pas bien. On pourrait sûrement mieux faire tourner la machine. Et chaque fonctionnaire ne souhaite que cela. Le policier voudrait pouvoir lutter plus efficacement contre la délinquance, l'assistante sociale souhaiterait pouvoir apporter des aides plus efficaces aux personnes en détresse, les magistrats adoreraient rendre une justice plus efficace et plus sereine et les instituteurs exulteraient si chaque enfant savait lire à la fin de chaque année scolaire.
Seulement voilà, ça ne se passe pas comme ça. Ce n'est pas facile à vivre. Et tous les fonctionnaires sont intimement persuadés que le rôle de l'État est de les aider à être plus efficace dans leurs missions. Et là, ça ne va plus.
Tenez par exemple, depuis que je suis instituteur, j'ai vu les programmes scolaires changer en 1985, 1989, 1990, 1995,1998, 2002, 2008, 2012 et 2013. Ce qui signifie, si on y réfléchit, que depuis 30 ans, pas un seul enfant n'aura eu les mêmes programmes sur l'ensemble de sa scolarité. J'ai entendu dire tout et son contraire par les ministres et les gouvernements successifs. J'ai vu changer les sigles à une vitesse telle que je n'arrive plus à les retenir. J'ai vu la semaine de classe se réduire à 4 jours pour revenir à 5 jours 5 ans après dans l'anarchie la plus complète.
Pourquoi? Parce que ce que les moyens d'un enseignement efficace ne sont pas la priorité: ce qui importe, c'est de faire croire que l'on crée ces moyens. Alors tout change tout le temps, à tout bout de champ. Et je ne comprends plus grand-chose, mes collègues non plus.
Je suis instituteur, fonctionnaire de la République et je suis bien incapable de dire quel citoyen la République me demande de former. Je suis bien incapable, moi qui dirige une école au quotidien, de dire ce que la société, la République, l'État attend de son école.
On va geler mon avancement, ou pas. On va geler mon salaire, ou pas. On va réduire le nombre de mes collègues, ou l'augmenter, ou ni l'un ni l'autre. On va ajuster, chercher les moyens de faire des économies, chercher les moyens de plaire à l'opinion publique, chercher les moyens de plaire à la commission de Bruxelles et j'ai pleinement conscience que la variable d'ajustement, c'est moi.
Mais je suis fonctionnaire au service de l'État, je ne suis pas là pour ça. Je suis là pour que l'État fonctionne.
Alors si c'était possible, j'aimerais pouvoir y travailler.