Sans être toujours décisive, « l’ingérence » de la CIA a pu semer le trouble, déstabiliser des personnes, influencer des stratégies, financer des amis, mener une guerre clandestine, autant psychologique que politique. Le livre de Frédéric Charpier raconte quelques-unes de ces opérations clandestines, principalement celles des années d’après-guerre jusqu’aux années 70.
Un joli coup de coupe à Force ouvrière
1947. La Guerre froide bat son plein. L’URSS veut pousser ses pions en Europe, notamment en France et en Italie, où les partis communistes disposent de bases électorales et syndicales solides. Créée sur instruction du président américain Truman, la CIA entend bien contrer cette offensive. Elle envoie pour cela à Paris l’un de ses agents d’influence les plus actifs, Irving Brown, nommé officiellement délégué général pour l’Europe du puissant syndicat américain AFL (American federation of labor). C’est lui qui se charge de soutenir la scission du syndicat ouvrier CGT, dominé par les communistes, pour créer Force ouvrière (FO).
« Depuis 1946, Brown intrigue et manœuvre pour rompre l’hégémonie communiste à la direction de la CGT. Dans ce but, il appuie la fraction Force ouvrière qui s’est constituée depuis 1944, dirigée par Léon Jouhaux et surtout Robert Bothereau, un militant syndicaliste aguerri qui, depuis le 27 août 1944, siège au bureau et au secrétariat général de la CGT, réinstallée dans ses locaux historiques de la rue Lafayette. Divisée avant la guerre, la CGT s’est réunifiée lors d’une réunion clandestine qui s’est déroulée au Perreux en 1943.
Or, les anciens clivages sont toujours vivaces. Beaucoup de militants n’ont jamais admis cette réunification. Depuis décembre 1944, Robert Bothereau encadre une fraction anticommuniste regroupée autour d’un journal intitulé Résistance ouvrière, et, en septembre 1946, il suscite des groupe baptisés « les amis de FO », qui formeront bientôt Force ouvrière.
Car la scission est en route. Officiellement, Robert Bothereau défend une stratégie de reconquête de la CGT. Mais les chances que ses amis et lui puissent prendre le contrôle de l’appareil dirigeant, où ils restent minoritaires, sont minces. Officieusement, le but poursuivi est plus réaliste : entraîner dans une scission le plus grand nombre de militants de la CGT, objectif atteint à la fin de 1947.
La conférence nationale des Amis de FO se prononce le 18 décembre pour la création d’une nouvelle centrale. Bothereau remet sa démission du secrétariat confédéral de la CGT le 29 décembre 1947. Tout au long de la crise, il a chroniqué l’événement dans la rubrique « Le drame confédéral » de Force ouvrière. Il y passe sous silence le soutien logistique et financier que les scissionistes ont reçu d’Irving Brown, mais aussi du puissant syndicat allemand DGB et des trade-unions britanniques qui servent de relais à l’AFL (…)"
En 1949, la CIA intervient dans la foulée, via l’AFL et l’une de ses branches étrangères, le Free Trade Union Committee (FTUC) dirigée par un agent de la CIA, Jay Lovestone, et son ami Irving Brown, pour diviser la Fédération syndicale mondiale. L’AFL et le FTUC envoient régulièrement de l’argent à Force ouvrière, qui peine à boucler ses fins de mois, comme le prouvent les documents inédits exhumés de ses cartons, évoquant des versements de 25 000 dollars à FO et des soutiens financiers à certaines fédérations(voir doc joints). Or l’argent de l’AFL et du FTUC provient notamment des officines de la CIA et des crédits détournés du plan Marshall, qui aident à la reconstruction de l’Europe.
"De 1948, les fonds du plan Marshall alimentent aussi le FTUC, qui peut compter sur au moins 5% des 13 milliards de dollars destinés à l’Europe occidentale. En fait bien davantage, puisque ce sont 800 millions de dollars qui seront finalement attribués aux opérations de l’AFL à travers le monde. Ces largesses s’expliquent par les relations amicales qu’entretiennent à Paris, Irving Brown et Averell Harriman, le responsable du plan Marshall, dont les bureaux, d’abord installés dans l’hôtel de Talleyrand place de la Concorde, non loin de l’ambassade américaine, émigreront dans un appartement plus discret de la rue Barbet-de-Jouy, dans le VIIème arrondissement (…)
Lorsque la manne du plan Marshall se tarit, en 1951, la CIA prend le relais : sa division des organisations internationales subventionne les activités clandestines de l’AFL, comme le révélera publiquement Thomas Braden, qui a tenu les cordons de la bourse pendant quelques années (…)
Braden a fait l’aveu de ces financements non pour les critiquer, mais pour en faire l’éloge. De 1951 à 1954, sa division a versé à Lovestone et Brown 1 million de dollars par an, et même 1 600 000 dollars en 1954. Ces fonds étaient destinés à Force ouvrière, mais aussi aux syndicats italiens, aux dockers de Marseille et d’autres ports méditerranéens et à d’autres opérations à caractère syndical. Œcuménique, Braden a reconnu avoir fourni des fonds à la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) et en a même précisé le cheminement. »
Des fonds secrets pour la presse socialiste
Durant la même période, la CIA n’hésite pas à soutenir, outre les syndicats « réformateurs », les partis politiques capables de barrer la route au communisme. Parmi eux, figurent, à leur yeux, les socialistes français de la SFIO (ancêtre de l’actuel Parti socialiste, né en 1971) qui se débattent, eux aussi, dans de sombres difficultés financières, notamment pour éditer leurs journaux. Heureusement, ses dirigeants, dont Léon Blum, savent frapper aux portes de la CIA, ou plus exactement de ses guichets que sont, via l’OPC (une antenne du Département d’Etat), le syndicat FTUC et l’ILGWU, un syndicat américain dirigé par David Dubinsky, proche de la centrale de renseignements.
« Depuis la Libération, certains journaux français ne survivent que grâce aux subsides du plan Marshall. En particulier ceux du groupe de presse socialiste de la SFIO. Le FTUC, dont l’OPC est un des bailleurs de fonds, a versé 20 000 dollars, puis 15 000 supplémentaires. Ces aides remplissent les caisses vides et permettent de faire face aux échéances critiques, sans néanmoins apporter un remède au mal chronique dont souffre la presse socialiste.
Le 16 juin 1948, Léon Blum appelle de nouveau à la rescousse le président de l’ILGWU, David Dubinsky, et l’informe que sans aide urgente, Le Populaire risque d’affronter une tempête qui pourrait lui être fatale. La même année, Léon Blum tente d’obtenir de Dubinsky qu’il finance en remplacement du Populaire un nouveau quotidien socialiste. Le projet n’aura aucune suite. Dans les années d’après-guerre, hormis les fonds secrets gouvernementaux, d’ailleurs le plus souvent d’origine américaine, David Dubinsky et son syndicat ont été une source régulière de financement pour le quotidien de la SFIO. Sans doute ont-ils sauvé la presse socialiste française du naufrage. »
Un appui direct aux mouvements pro-européens
La CIA multiplie les contacts avec les milieux intellectuels, soutenant des revues, des journaux, des agences de presse, de symposiums, des rencontres, des congrès où l’on croise notamment le sociologue Raymond Aron. Elle soutient surtout les mouvements politiques pro-européens, où officient des leaders tels que l’ancien résistant Henri Frenay, le futur père de l’Europe Jean Monnet, ou le jeune ministre François Mitterrand.
« A l’échelon politique, Washington appuie et finance donc les courants de pensée proeuropéens, alors représentés par les fédéralistes et les partisans d’une union européenne. Il s’agit en fait de donner une substance politique à l’esprit de reconquête, de consolider le bloc occidental qui, en cas de conflit, sera naturellement en première ligne (…) En novembre 1947, se crée un comité de coordination qui rassemble l’UEF (Union européenne des fédéralistes (présidée par Henri Frenay), l’United Europe Movement de Winston Churchill, le Mouvement pour les Etats-Unis socialistes d’Europe de Jean Monnet et les Nouvelles équipes internationales.
Du 7 au 10 mai 1948, le Comité international de coordination organise à La Haye un congrès international, sous la présidence d’honneur de Winston Churchill et en présence des souverains des Pays-Bas. Trois ans seulement après l’armistice en Europe, ce congrès marque la naissance du Mouvement européen, qui n’existera officiellement que le 5 janvier 1949, à la suite d’une réunion solennelle qui se tiendra à New York sous les auspices de la fondation Woodrow Wilson, du nom de l’ancien président des Etats-Unis.
Présidées par l’Anglais Enthony Eden et le Hollandais Paul Van Zeeland, les séances plénières (du congrès de mai 1948) se déroulent dans un ancien relais de chasse, la Ridderzaal, dite salle des chevaliers du château de La Haye. Dix-sept pays sont représentés, dont la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-bas, l’Italie et l’Allemagne, les même qui vont en 1949 créer l’OTAN et signer le Pacte atlantique.
Près d’un millier de délégués sont présents, dont douze anciens premiers ministres (parmi eux les Français Paul Ramadier et Paul Reynaud), de nombreux ministres et parlementaires (dont François Mitterrand), ainsi que des intellectuels qui, pour la plupart, participeront l’année suivante à la fondation du Congrès pour la liberté et la culture. (…)
Quelques fonds du plan Marshall ont servi à l’organisation du congrès de la Haye, couvrant les frais d’hébergement des 750 participants. Mais s’il veut s’inscrire dans la durée , le Mouvement européen a besoin d’aides financières importantes, régulières et d’un camouflage approprié pour ses canaux de financement.
Ainsi apparaît en 1949 le Comité américain pour l’Europe unie (CAEU). Son staff dirigeant comprend notamment plusieurs anciens pontes du renseignement comme William Donovan (ex-patron de l’OSS, ancêtre de la CIA) qui en est le président, et sn vice-président Allen Dulles, directeur des plans à la CIA (…)
A partir du printemps 1949, la machine se met en place. Les subventions pleuvent sur les mouvements proeuropéens. Le Comité et la CIA, son principal bailleurs de fonds, débloquent une première tranche d’u peu moins de 14 millions de francs, qui permet de financer les premières réunions du Conseil de l’Europe de Strasbourg. Peu à peu et par le biais de circuits financiers labyrinthiques, les proeuropéens empochent entre 1949 et 1951 l’équivalent de 5 millions d’euros. »