I - L'insurrection
En octobre, Lénine considère que le moment est venu d'en finir avec la situation de double pouvoir. Les débats au sein du Comité central du Parti bolchévik afin que celui-ci organise une insurrection armée et prenne le pouvoir sont vifs, certains considérant qu'il faut encore attendre et agir en accord avec d'autres formations révolutionnaires. Mais Lénine l'emporte et après avoir résisté, le Comité approuve et organise l’insurrection, qui doit se tenir juste avant l'ouverture du IIe congrès des soviets, lequel doit se réunir le 25 octobre.
L'insurrection éclate dans la nuit du 24 au 25 octobre, ce qui correspond à la nuit du 6 au 7 novembre du calendrier moderne. Un Comité militaire révolutionnaire composé d’ouvriers armés, de soldats et de marins est créé et prépare l'insurrection : prise d’assaut des points stratégiques de la ville : le Palais d'hiver, siège du Gouvernement provisoire. Le 7 novembre 1917, les dirigeants bolcheviks lancent leurs partisans dans un soulèvement à Petrograd (alors capitale de la Russie) contre le gouvernement provisoire dirigé par Kerensky.
Les évènements à Petrograd se déroulent presque sans effusion de sang : les bolcheviks parviennent à prendre les symboles gouvernementaux sans résistance avant de lancer un assaut final sur le Palais d'hiver. Ce dernier, défendu par un millier de soldats (dont un bataillon féminin), cède après un assaut confus où soldats et gardes rouges tirent en l'air, au prix limité de six morts. Les films officiels tournés plus tard montrèrent ces évènements sous un angle héroïque, bien que dans la réalité les insurgés n'eurent à faire face qu'à une faible résistance. En effet, parmi les troupes cantonnées dans la capitale, seuls quelques bataillons d'élèves officiers (« junkers ») soutiennent le gouvernement provisoire, l'immense majorité des régiments se prononçant pour le soulèvement ou se déclarant neutres dans le conflit entre les soviets et le gouvernement provisoire. Pendant que se déroulaient les évènements, les tramways continuaient à circuler et les théâtres à jouer. Un des évènements les plus décisifs du XXe siècle avait lieu sans que grand monde ne s'en rende compte.
La tentative de prendre Moscou rencontre de violentes résistances Les combats durent 6 jours, du 28 octobre au 2 novembre. Selon Victor Serge, la spontanéité des masses l’emporte sur l’organisation ; les ouvriers sont mal armés, mal préparés et mal organisés. Mouralov estime à 50 000 le nombre de ses propres combattants (dont 3 000 ouvriers armés et 40 000 soldats), contre une dizaine de milliers d'adversaires (élèves des écoles d'officiers, sections militaires des SR et des mencheviks...). La prise du Kremlin par les blancs se solde par le massacre à la mitrailleuse d'environ 300 ouvriers et gardes rouges de l’arsenal. L'assaut du Kremlin est conduit par le jeune Nikolaï Boukharine. Une cour martiale blanche fusille les gardes rouges à l’école militaire Alexandrovské. Les blancs capitulent le 2 novembre. L’accord prévoit que les insurgés rendent les armes, sauf les officiers, et garantit de la « liberté et l’inviolabilité de tous ». Une partie importante d'entre eux rejoindront les armées blanches dans les semaines suivantes. Les conséquences de cette clémence initiale sera beaucoup critiquée ensuite par une partie des bolcheviks.
II - Le congrès des Soviets
Alors que les bolcheviks étaient encore pourchassés la veille, leurs journaux interdits et certains de leurs dirigeants en prison, ils sont désormais maîtres de la capitale. Si une poignée de partisans a pu se rendre maître de la capitale face à un gouvernement provisoire que plus personne ne soutient, le soulèvement doit maintenant être ratifié. Le lendemain, 25 octobre, le gouvernement provisoire est dissout lors de l'ouverture du Congrès pan-russe des soviets des députés ouvriers et paysans (649 délégués y furent élus, dont 390 bolcheviks).
Certains délégués socialistes se déclarent outrés de cette « conjuration ourdie dans le dos des soviets. » Environ 110 délégués mencheviks et SR quittent la salle, 150 délégués SR choisissant d'approuver l'insurrection (ils formeront les SR de gauche). Les 540 délégués restant approuvent la création d'un nouveau gouvernement de 15 commissaires du peuples, tous bolcheviks et dirigé par Lénine, et d'un comité exécutif composé de 71 bolchéviks et 29 SR. Ce « conseil des commissaires » détient alors le pouvoir, en théorie de façon provisoire en attendant la convocation d'une assemblée constituante, réclamée par tous les partis socialistes mais que le gouvernement provisoire n'avait jamais convoquée.
Selon Victor Serge : « [Les bolcheviks] se montrèrent les plus aptes à exprimer de façon cohérente, clairvoyante et volontaire, les aspirations des masses actives. Ils gardèrent le pouvoir, ils vainquirent dans la guerre civile parce que les masses populaires les soutinrent finalement. (...) On affirme encore que l'insurrection du 7 novembre 1917 fut l'œuvre d'une minorité de conspirateurs, le Parti bolchevik. Rien n'est plus contraire aux faits véritables. 1917 fut une année d'action de masses étonnante par la multiplicité, la variété, la puissance, la persévérance des initiatives populaires dont la poussée soulevait le bolchevisme. »
Le congrès adopte les décrets transférant « tout le pouvoir aux soviets », ainsi que les décrets sur la terre, la paix, et le contrôle ouvrier sur la production. Lorsque Lénine fit sa première apparition publique, il fut véritablement ovationné et sa première déclaration fut : « Nous allons maintenant procéder à la construction de l’ordre socialiste. »
Dans tous le pays, des assemblées d’ouvriers, de soldats, de paysans, se réunissent, discutent pour savoir s’ils doivent combattre ou soutenir le nouveau pouvoir. John Reed décrit le meeting qui se tient au moment même de l’insurrection dans un régiment d’automitrailleuses basé à Petrograd. Les orateurs bolcheviks, SR et mencheviks se suivent à la tribune. Une cinquantaine de soldats condamnent l’insurrection, plusieurs centaines l’approuvent. J. Reed écrit : « Qu'on s'imagine cette lutte renouvelée dans chaque caserne de la ville, de la région, sur tout le front, dans la Russie tout entière (…). Qu'on s'imagine la même scène se répétant dans toutes les permanences des syndicats, dans les usines, dans les villages, à bord des navires ; qu'on songe aux centaines de milliers de Russes, ouvriers, paysans, soldats, marins, contemplant les orateurs, s'appliquant avec une telle intensité à comprendre et à choisir, réfléchissant avec une telle acuité, et, à la fin, se décidant avec une telle unanimité ! Ainsi était la Révolution russe. »
III - Les premiers décrets
Dans les quelques heures qui suivirent, une poignée de décrets allait jeter les bases de la révolution.
-Décret sur la Paix. Tout d'abord, Lénine annonce l'abolition de la diplomatie secrète et la proposition à tous les pays belligérants d'entamer des pourparlers "en vue d'une paix équitable et démocratique, immédiate, sans annexions et sans indemnités." Seule l'Allemagne accepte. Trotski, nommé commissaire du peuple aux Affaires étrangères, fait alors publier les traités secrets entre grandes puissances, tel le pacte d'alliance franco-russe de 1894 ou les accords Sykes-Picot de 1916 partageant d'avance le Proche-Orient entre les Alliés. Le 15 décembre, un armistice russo-allemand est signé à Brest-Litovsk et des négociations de paix s'engagent.
-Ensuite, un décret sur la terre: "la grande propriété foncière est abolie immédiatement sans aucune indemnité", et laisse aux soviets de paysans la liberté d'en faire ce qu'ils désirent, socialisation de la terre ou partage entre les paysans pauvres. Dans les faits, ce décret entérine la réalité existante, puisque les paysans ont spontanément procédé depuis l'été à des occupations massives de grands domaines.
-D'autres mesures suivront, comme la nationalisation des banques (14 décembre), le contrôle ouvrier sur la production, la création d'une milice ouvrière, la souveraineté et l'égalité de tous les peuples de Russie, leur droit à disposer d’eux-mêmes "y compris par la séparation totale et la constitution d'un État indépendant", la suppression de tout privilège à caractère national ou religieux, la séparation de l'Église orthodoxe et de l'État, le passage du calendrier julien au calendrier grégorien, etc.
Conscients qu'ils ne pourraient gouverner sans l'appui du monde rural, constituant l'immense majorité du pays, les bolcheviks convoquèrent du 10 au 16 novembre un congrès paysan, qui malgré une majorité SR hostile aux bolcheviks, adopta le décret sur la terre et apporta son soutien au nouveau gouvernement révolutionnaire, consacrant l'union entre le prolétariat et la paysannerie.
Dans les mois qui suivent, une vague de révolutions éclate en Allemagne (révolution allemande de 1918-1919), en Hongrie (où une République des conseils voit le jour, dirigée par Bela Kun), en Finlande. D'autres pays, comme l'Italie, connaissent des grèves insurrectionnelles. Mais ces révolutions sont partout écrasées dans le sang (en Finlande, la terreur blanche fait 35 000 morts, en janvier 1919 la social-démocratie allemande fait appel aux corps francs pour réprimer la révolution ouvrière, et fait assassiner les dirigeants spartakistes Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg). La vague révolutionnaire finit par reculer et les puissances "démocratiques" commencent a armer les contre révolutionnaires en Russie.