La Russie avant la Révolution: La Révolution de 1905: la leçon pour 1917
Elle commença en janvier 1905, par le Dimanche Rouge et aboutit, dix mois plus tard, à l'octroi d'une constitution : le Manifeste d'Octobre. Celui-ci aurait pu entraîner de grands changements politiques qui auraient transformé l'autocratie au point de la faire disparaître.
Dernier pays d'Europe à abolir le servage (1861), la Russie connut dans la décennie 1860 une phase libérale. Le Tsar Alexandre II ayant pris conscience du retard économique et social de son Empire procéda à toute une série de réformes. Cependant, dans la tradition autocratique, ces réformes ne furent que des aménagements, pas des bouleversements. Tout restait encore sous la coupe du souverain et rien n'était délégué. La libéralisation du régime avait cependant permis le développement d'une opposition nourrie de nihilisme : le populisme, tandis que les nationalités, comme la Pologne en profitèrent pour s'agiter. L'insurrection polonaise de 1863-1864, et les multiples attentats contre Tsar le firent changer de politique. Son assassinat en 1881 mit définitivement en place une politique de répression et de réaction qui ne s'acheva qu'en 1905, temporairement.
Les tsars tentèrent de contrôler le plus étroitement possible le pays : retour sur toutes les avancées libérales avec par exemple la mise en place d'une police secrète très puissante, l'Okhrana. La police pouvait procéder à des perquisitions et à des arrestations sommaires, à des emprisonnements sans jugement.
En parallèle, la Russie connaissait un rapide essor économique. La Révolution industrielle russe date des années 1890. Comme au Royaume-Uni 150 ans plus tôt, comme en France 60 ans plus tôt, comme en Allemagne 30 ans plus tôt, la révolution industrielle entraîna le développement de trois classes sociales nouvelles : la bourgeoisie d'affaires, puis la classe moyenne et la classe ouvrière.
Le mécontentement ne cessait de croître parce que la société russe se transformait, mais que le système politique ne semblait pas vouloir évoluer. Les classes moyennes, dites aussi Troisième Élément en Russie, étaient de plus en plus nombreuses. Le poids de l'administration russe y était pour beaucoup. Les classes moyennes étaient cependant frustrées, car quasiment exclues du pouvoir politique. L'industrialisation et le développement du capitalisme avaient eu aussi des conséquences sociales avec la naissance du prolétariat et la migration des ouvriers vers les villes. La paupérisation des paysans dans les campagnes nourrissait le prolétariat rural. Ces deux catégories sociales constituaient un immense réservoir de mécontents et des masses utilisables pour de grands mouvements de protestation.
L'autocratie restait intransigeante face à une opposition elle aussi de plus en plus intransigeante. Les socialistes révolutionnaires étaient très présents dans les campagnes où les révoltes paysannes se multipliaient : entre 200 et 300 dans les cinq ans précédant 1900. Les socialistes démocrates du POSDR de Lénine étaient très implantés dans les milieux ouvriers où ils diffusaient la littérature de propagande marxiste.
Les mécontents multipliaient les actions : attentats pour les Socialistes révolutionnaires, qui réussirent à assassiner le ministre de l'Intérieur de Nicolas II Plehve ou manifestations dans les rues de Saint-Pétersbourg après la fermeture des universités. Ces manifestations quotidiennes étaient durement réprimées par la police et les cosaques.
La crise économique avait durement frappé la population entre 1901 et 1903. Nicolas II avait espéré détourner l'attention de l'opinion publique des problèmes intérieurs grâce à une guerre facile contre ceux qu'il appelait « les macaques ». La population avait d'abord était tout à fait indifférente à cette guerre lointaine, avant d'y être complètement opposée quand les levées de troupes se firent de plus en plus nombreuses, que les impôts pour financer le conflit augmentèrent et que les nouvelles de défaites successives arrivèrent.
Les grèves se multipliaient dans les grands centres industriels : Bakou, Moscou et Saint-Pétersbourg. Elles débouchèrent dans cette ville sur le massacre du dimanche rouge (9 Ancien Style / 22 janvier Nouveau Style 1905). Tout avait commencé aux usines Poutilov (12 000 ouvriers), le plus grand centre industriel de la capitale, en décembre 1904. Les ouvriers avaient demandé à la direction un certain nombre de réformes modérées. L'influence de Gapone se faisait très fortement sentir avec cette utilisation de la voie légale, à laquelle le gouvernement était favorable. Mais la direction refusa d'accepter les demandes et licencia les meneurs. Le 21 janvier eut lieu une manifestation pour leur réintégration. Gapone se trouvait à la tête du cortège qui regroupait la quasi totalité des ouvriers de Saint-Pétersbourg : 220 000 personnes. On eut alors l'idée d'aller porter au Tsar une pétition pour lui apprendre la misère de son peuple.
Le texte était respectueux pour le Tsar, mais remettait en cause l'autocratie. Il demandait toutes les libertés, les droits de se syndiquer et de faire grève, une réforme agraire et surtout une assemblée élue au suffrage universel. Le 22 janvier, une procession derrière le prêtre Gapone, des icônes et des portraits du Tsar devait aller respectueusement porter cette pétition au palais d'hiver où on supposait que Nicolas II résidait. Mais le Tsar était parti en laissant tous les pouvoirs aux forces de l'ordre. La troupe tira sur la foule sur la Perspective Nevski. Les chiffres des victimes diffèrent : de 130 à plus de 1 000 morts et de quelques centaines à plusieurs milliers de blessés. La troupe tira au palais d'hiver, mais un peu partout dans la capitale aussi. La population russe perdit définitivement confiance en son Tsar.
La grève générale d'octobre 1905
Ce fut l'apogée du mouvement. Cette grève est considérée comme la plus grande, la mieux suivie et la plus efficace de toutes les grèves de l'histoire. Elle fut conduite par le POSDR et le Soviet des ouvriers de Saint-Pétersbourg. Elle débuta dans les universités. Le gouvernement avait accordé le droit de réunion aux étudiants en septembre 1905. Les universités proclamèrent alors leur autonomie et organisèrent des réunions où toutes les classes sociales furent invitées, où toutes les classes sociales se croisèrent et confrontèrent leurs revendications. Les bourgeois demandaient les libertés constitutionnelles et politiques ; les ouvriers avaient des revendications sociales : journées de 8 heures et augmentation de salaire. Les paysans continuaient à occuper les grands domaines. Les nationalités en Pologne, en Finlande, dans le Caucase et dans les régions baltes s'agitaient et demandaient leur autonomie.
Trepov crut qu'il pouvait écraser le mouvement grâce aux troupes fraîches et fidèles revenant du front oriental. Le 20 octobre, il fit arrêter les dirigeants de l'Union des cheminots et fit intervenir les cosaques dans la capitale. Cela entraîna la grève générale qui paralysa progressivement tout le pays. L'armée fut alors incapable d'agir. La population réclamait une constitution, une Douma et les libertés. À Saint-Pétersbourg, les Socialistes Révolutionnaires, les bolcheviks et les mencheviks s'unirent au sein du soviet ouvrier qui publia les Izvestia.
Devant l'échec de Trepov, on se tourna vers les solutions proposées par Witte. Il disposait alors d'une aura importante : il venait de signer aux États-Unis une paix pas trop honteuse avec le Japon. Le tsar créa pour lui le poste de Président du Conseil des Ministres. Il fit signer au Tsar le Manifeste du 17 (calendrier julien) / 30 (calendrier grégorien) octobre 1905. On crut que c'était la fin de l'autocratie et le premier pas de la Russie vers la monarchie constitutionnelle. Le Manifeste accordait un certain nombre de libertés immédiatement : conscience, parole, réunion, association. Un Ministère homogène fut constitué sous la direction de Witte nommé Premier Ministre. Le gouvernement annonça qu'il ne s'immiscerait pas dans les futures élections pour la Douma législative élue au suffrage universel. Les Règlements Provisoires furent abrogés.
À l'annonce du manifeste, la population laissa éclater sa joie, pavoisa les rues et chanta la Marseillaise, nouvelle preuve de l'importance du modèle français dans la vie politique russe d'alors. Mais, si pour les libéraux la victoire était complète, pour les socialistes et les ouvriers, le Manifeste n'était qu'un premier pas.
La pression des ouvriers s'accentua. Les soviets ouvriers se multiplièrent. Il y eut même des soviets de soldats parmi les troupes revenant du front. Il y eut des insurrections de marins : à Cronstadt (à ne pas confondre avec l'insurrection de 1921) et à Sébastopol en novembre. À l'initiative des Socialistes Révolutionnaires, des soviets de paysans se constituèrent. Des révoltes rurales avaient toujours lieu : 219 soulèvements en octobre, 796 en novembre et 575 en décembre. L'Union paysanne pan-russe réclamait la nationalisation du sol, donc la suppression de la propriété privée du sol.
Pourtant, la majorité des paysans était favorable au Manifeste et faisait confiance à la Douma ; d'autant plus que les premières mesures de Witte furent favorables aux paysans. Les Libéraux créèrent le Parti Constitutionnel Démocrate ou KD, dirigé par Milioukov et Malakov. Les modérés parmi les Socialistes Révolutionnaires créèrent en janvier 1906 le Parti social du peuple qui joua le jeu de la démocratie et de la Douma.
Le gouvernement joua alors sur les divisions de l'opposition : en 1906, il diminua de moitié les sommes encore dues par les paysans pour le rachat des terres datant de l'abolition du servage en 1861 ; en 1907, cette dette fut totalement effacée ; le fermage fut diminué, et les salaires des ouvriers agricoles augmentés. Les conservateurs s'organisèrent dans l'Union du Peuple Russe, dirigée par Dimitri Chipov et Alexandre Goutchkov. L'extrême droite créa les Centuries Noires, plus ou moins soutenues par le gouvernement, pour lutter contre les libéraux, les intellectuels, les socialistes et les Juifs.
À la fin du mois de novembre 1905, il ne restait plus comme opposition que le mouvement ouvrier et l'Union paysanne pan-russe. Witte fit arrêter les dirigeants de l'Union paysanne le 27 novembre et les membres du soviet ouvrier de Saint-Pétersbourg dont Trotski le 16 décembre. Le soviet de Saint-Pétersbourg appela à la Révolution. Le soviet de Moscou prit le relais. Des troupes nombreuses furent acheminées par train à Moscou. Du 22 décembre 1905 au premier janvier 1906 des combats qui firent plus d'un millier de morts opposèrent les ouvriers de Moscou à la police et à l'armée. Il y eut encore quelques agitations sporadiques en 1906 : des grèves, des révoltes paysannes ou des mutineries dans l'armée ou la marine, mais le gouvernement réussit à maintenir l'ordre.