Vous avez prévenu, à la Fête de l’Humanité, que la mobilisation sociale pourrait reprendre en Guadeloupe. En quoi l’État ne respecte-t-il pas ses engagements après les accords signés en mars dernier ?
Élie Domota. Prenons l’exemple du prix des carburants. Il est prévu, dans le protocole du 4 mars, que l’État fasse rembourser les sommes qui nous ont été extorquées et que cet argent vienne alimenter un fonds pour la formation professionnelle des jeunes. Ce fonds n’a jamais vu le jour. Il était prévu que soit mis un terme au prélèvement de certaines taxes illégales, et que nous soyons remboursés. Cela n’a pas été fait. Il était prévu que soit mis un terme à cette histoire d’évaporation de l’essence qui contraint le consommateur à payer pour une essence qui n’existe pas. De ce côté-là non plus, pas de changement. Nous nous étions mis d’accord sur un véritable contrôle de la structuration des prix, associant tous les acteurs concernés, pour parvenir à une transparence totale sur les prix et l’origine du carburant. Là encore, rien n’a été fait. Au contraire, l’État prévoit une augmentation des prix des carburants. Ce n’est pas normal. Autre exemple, celui des salaires. L’accord Jacques-Bino prenait pour base de calcul le salaire de base, hors primes, hors accessoires. Or, pour le versement des 100 euros pris en charge par l’État par le biais du RSTA, la Sécurité sociale doit prendre en compte les primes et les accessoires de salaires. Ce qui exclut plusieurs centaines de salariés, jugés inéligibles au RSTA, alors que les employeurs, se basant sur l’accord Jacques-Bino, ont versé leur quote-part des 200 euros. On peut également citer l’exemple des prix. Pour compenser la baisse des prix de certains produits, la grande distribution s’est arrogé des augmentations sur d’autres références. Un rapport de l’autorité de la concurrence révèle pourtant que nous avions totalement raison. Ni l’octroi de mer ni le coût du transport ne peuvent justifier de telles marges. Il y a véritablement « pwofitasyon ». L’autorité de la concurrence le reconnaît. Que fait l’État ? Alors qu’il s’était engagé à mettre des brigades d’inspecteurs sur le terrain, à sanctionner les dérives, l’État ne fait absolument rien. En fin de compte, il se retrouve aujourd’hui dans la position de garant de la pwofitasyon. Nous n’acceptons pas cette situation. M. Sarkozy aime à répéter que la signature est un engagement, qu’il faut respecter la parole donnée. Nous disons donc à l’État : respectez vos engagements. Autrement, nous serons obligés de redescendre dans les rues.
L’accord interprofessionnel Jacques-Bino sur les salaires a été contesté, dès le départ, par le MEDEF, très hostile au préambule évoquant une « économie de plantation ». Où en est-on de l’extension de l’accord ? Élie Domota. L’accord a été étendu le 3 avril par M. Hortefeux, alors ministre des Affaires sociales. Mais cette extension-là montre bien que le gouvernement est au service du MEDEF. L’accord Jacques-Bino initial comprenait une clause de convertibilité. Celle-ci prévoyait que les entreprises reprennent, au bout de douze mois, les 50 euros versés par les collectivités et, au bout de trois ans, les 100 euros versés par l’État. À la demande du MEDEF, organisation patronale pourtant minoritaire en Guadeloupe, cette clause de convertibilité a été supprimée. D’où cette situation absurde : les 50 000 personnes concernées par la signature de l’accord Jacques-Bino initial bénéficieront de cette clause de convertibilité. Mais pas les 30 000 autres, couvertes par cette extension qui leur fera perdre 50 euros dans douze mois et 100 euros dans trois ans. Pour faire plaisir au MEDEF, le gouvernement a entériné une discrimination entre les salariés, mais aussi au niveau des employeurs. On peut dire qu’il y a distorsion de concurrence, puisque certains employeurs vont payer, alors que ceux qui ont refusé de négocier et de signer ne payeront pas. On voit bien là la connivence, la complicité, entre le MEDEF et l’État français.
Le mouvement contre la « pwofitasyon » a mis en cause les « rapports coloniaux » qui lient selon le LKP la Guadeloupe à l’Hexagone. Comment dépasser ce type de rapports ?
Élie Domota. Il faut changer radicalement ces rapports, ouvrir véritablement le débat. Cela concerne l’économie, la répartition des richesses, la formation, l’éducation, etc. La situation sociale qui prévaut en Guadeloupe ne peut s’expliquer sans évoquer le caractère colonial des liens qui unissent la Guadeloupe à la France. Beaucoup refusent de l’admettre, car ils bénéficient d’un certain nombre de privilèges. Mais nous, en bas de l’échelle, nous leur disons que nous sommes, comme eux, des êtres humains. Nous avons, nous aussi, le droit d’accéder au savoir, aux responsabilités. Et nous allons nous battre pour cela.
À vos yeux, la droite sarkozyste au pouvoir est-elle mue par l’idéologie colonialiste ? Élie Domota. L’ordre colonial est toujours là, il a perduré au gré des alternances politiques. Ce système-là, il faut le faire bouger, le faire exploser. Aujourd’hui, la Guadeloupe produit essentiellement de la canne et de la banane. Ce sont des cultures d’exportation, typiquement coloniales, qui ne sont pas destinées à nourrir les Guadeloupéens. Il faut transformer notre agriculture, la destiner prioritairement à nourrir les Guadeloupéens. D’autres choses sont à revoir. Nous avons un taux d’échec scolaire préoccupant. Le taux de chômage réel des jeunes atteint pratiquement les 60 %. Nous sommes vice-champions d’Europe du chômage des jeunes. Tout cela doit nous interroger sur les liens qui nous unissent à la France. On le voit bien, ce sont des liens qui nous infériorisent, nous assujettissent.
Vous avez fortement dénoncé les discriminations pendant le mouvement. Où en est-on aujourd’hui ?
Élie Domota. Nous ne constatons pas même un début de résolution de ce problème. M. Sarkozy a nommé une ministre des DOM-TOM guadeloupéenne, qui se trouve être, comme par hasard, la fille de Mme Michaux-Chevry. Sa promotion, pour nous, ne change rien, puisqu’elle est, elle aussi, au service du grand capital. Nous avons exigé, pendant le mouvement, une politique pour la jeunesse et l’insertion durable des jeunes. Là dessus, l’accord du 4 mars prévoyait un plan d’urgence pour la formation et l’insertion des jeunes. Or sur ce front non plus, rien, absolument rien n’a été fait. En fait, l’État traîne délibérément des pieds pour permettre aux capitalistes et aux békés de se refaire une santé. Mais le peuple guadeloupéen ne se laissera pas berner ainsi sans rien faire.
Le système capitaliste traverse actuellement une crise historique. Peut-on dire que le mouvement contre la pwofitasyon avait une dimension de remise en cause des logiques de ce système ?
Élie Domota. Oui, bien entendu. Le capitalisme et les rapports de domination capitalistes conduisent inexorablement à la barbarie. Ce système protège les privilèges de ceux qui passent leur temps à marcher sur les plus faibles au nom de la compétitivité, de la toute-puissance du marché. En face, on nous demande d’être « raisonnables ». C’est-à-dire, en réalité, d’accepter sans broncher les bas salaires, les licenciements, la casse des acquis sociaux au nom d’une prétendue « responsabilité ». M. Sarkozy nous montre la vraie nature de ce système. Je ne suis pas fondamentalement un pro-RSA. Mais je constate qu’il a cherché pendant des mois 1 milliard d’euros pour financer le RSA. Le même, en moins de deux heures, a mobilisé 360 milliards pour les banquiers. Ces mêmes banquiers qui se distribuent aujourd’hui l’argent entre eux sous forme de bonus faramineux. M. Sarkozy a convoqué les banquiers le 25 août dernier. Ils sont sortis de son bureau tout sourires. Comment ne pas voir là une connivence entre l’État et les milieux financiers ? Ce qu’il faut faire à notre sens aujourd’hui, c’est se mettre ensemble, dans l’unité et la solidarité les plus larges. Que les gens descendent dans les rues, envahissent l’espace public pour dire très clairement, dans un mouvement déterminé et engagé, qu’ils en ont marre de ne bénéficier que de miettes. Certains s’en mettent plein les poches, à ne plus savoir qu’en faire. Cet argent doit bénéficier à la majorité. Il faut que tout le monde puisse vivre.
L’unité sans faille affichée par le collectif LKP pendant la grève est-elle toujours de mise ?
Élie Domota. Le LKP n’est pas un mouvement spontané. C’est une accumulation, une addition de luttes, de victoires, de défaites, d’expériences qui remontent à des dizaines d’années. Chacune des organisations membres du LKP avait déjà participé, à un moment ou à un autre, à un travail unitaire. Nous avions monté ensemble, en 2004, un comité de lutte contre la répression antisyndicale. Nous travaillons ensemble depuis 2002 sur une plate-forme commune de la classe ouvrière. Nous faisons des 1er mai ensemble depuis le début des années 1990. S’unir, tous ensemble, fin 2008, n’a donc pas posé de problème majeur. Le LKP est l’aboutissement d’un processus de combats et d’expériences.
Vous avez participé pour la première fois cette année à la Fête de l’Humanité. Quelles sont vos impressions ?
Élie Domota. Des impressions extraordinaires. Ce que j’apprécie, c’est cette mixité de personnes de toutes les couleurs, de toutes les origines, de toutes les cultures. On passe des concerts aux débats, en passant par des moments de rencontres, d’échanges culturels autour de repas. C’est fabuleux. J’ai rencontré une foule de gens : des Mauritaniens, des Gabonais, des Ivoiriens, des Français, des militants du PCF, de la CGT ou d’autres syndicats. J’ai découvert un brassage que je n’avais jamais vu ailleurs. Tout cela dans une ambiance très conviviale. Voir ainsi des centaines de milliers de personnes en un même lieu, c’est incroyable. J’ai été très impressionné, aussi, de l’écho rencontré par notre lutte. Comme si notre combat avait transmis de la force à d’autres, à des milliers de kilomètres. Tout ce que je peux souhaiter, c’est que les travailleurs français et leurs organisations puissent se mettre ensemble pour lutter ensemble, dans un mouvement qui aille au-delà d’une journée. Le gouvernement et les capitalistes ne craignent pas les journées de mobilisation sans suite. Pour les obliger à négocier, pour instaurer un véritable rapport de forces, propre à les faire plier, il faut aller vers des grèves reconductibles.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui