COMMENT ILS VOLENT DES MILLIARDS À LA FRANCE
Depuis la privatisation du réseau en 2005, des milliards filent dans les poches de concessionnaires privés. Une manne qui enfle à rythme constant, mais dont ni l’Etat, qui en aurait bien besoin, ni les usagers ne profitent.
C’est une exception française. L’une de ces exceptions dont on n’a malheureusement pas envie de se vanter .
Notre réseau autoroutier, le deuxième en Europe avec ses 9 000 km – derrière l’Allemagne qui en possède près de 13 000 –, rapporte des fortunes. Mais, alors que l’Allemagne n’en retire que 4,5 milliards d’euros hors taxes (chiffres 2010), les autoroutes françaises génèrent 8,11 milliards d’euros par an. Le hic ? Depuis la privatisation du réseau en 2005, ce grassouillet pactole financé en partie par les impôts des citoyens, cette cagnotte qui enfle au rythme de 3 % chaque année, file dans la poche des concessionnaires.
« Vous allez encore nous accuser de faire trop de bénéfices. Ce n’est pas nous qui avons décidé de la privatisation des autoroutes. Des enchères ont eu lieu. Et un prix a émergé ! » A l’Association des sociétés françaises d’autoroutes et d’ouvrages à péage (Asfa), le discours est rodé. Dans cet antre du lobby des sociétés d’autoroutes concédées aux géants du BTP, Vinci (ASF, Cofiroute, Escota, Vinci), Eiffage (APRR) et l’espagnol Albertis (Sanef), on se sait mal-aimé. Et l’on voudrait bien pouvoir se défausser sur les politiques qui ont pris la décision de vendre les bijoux de famille. Sur Dominique de Villepin en particulier qui, en 2005, parachevait la privatisation timidement engagée par la gauche sous Lionel Jospin en 2002. Marianne, à l’époque, avait dénoncé la double erreur de l’opération qui consistait à céder pour vingt-sept ans ces machines à cash pour un prix ridicule de 14,8 milliards d’euros.
Il n’aura pas fallu longtemps aux citoyens automobilistes pour prendre la mesure de l’arnaque. Passées au privé, les autoroutes se sont en effet révélées des poules aux œufs d’or. Et la crise n’y change rien, l’or gris du bitume continue de couler à flots. Même quand le trafic baisse de 0,9 %, comme ce fut le cas au deuxième trimestre 2011 sur les routes de Vinci, le chiffre d’affaires progresse imperturbablement : + 2,7 %, alors même que le gouvernement avait accordé des augmentations de tarifs moyennes de 0,5 %.
De 2005 (dernière année avant la privatisation) à 2010, le prix moyen du kilomètre s’est envolé de 16,4 %, soit deux fois plus vite que l’inflation ! (voir schéma à la fin de l'article). Ce chiffre stupéfiant, que l’Asfa se garde bien de calculer, Marianne l’a reconstitué à partir de données pourtant fournies par l’association.
L’opération est simple : elle consiste à diviser le chiffre d’affaires issu de la perception de l’ensemble des péages de tous les réseaux par le nombre total de kilomètres parcourus par les usagers. On découvre ainsi qu’en 2005, les autoroutes rapportent 8,28 centimes par kilomètre parcouru… et 9,64 centimes du kilomètre hors taxe cinq ans plus tard .
Multipliez par des dizaines de millions d’usagers chaque année, qui sillonnent des centaines de kilomètres : entendez-vous le joli bruit du tiroir-caisse ? Comment les concessionnaires ont-ils pu faire ainsi tourner la roue de la fortune ? Comment ont-ils pu s’affranchir du contrat de plan signé avec le gouvernement au lendemain de la privatisation qui leur accordait des augmentations de tarifs dans des proportions « très légèrement supérieures à l’inflation », de manière à couvrir leurs investissements ?
En aucun cas ce « légèrement » ne signifiait « doubler » le taux d’inflation ! En réalité, les sociétés d’autoroutes trichent depuis de nombreuses années, depuis bien avant la privatisation, et le plus légalement du monde, puisque l’Etat propriétaire siégeait à leurs conseils d’administration et qu’il n’a pas pipé mot. Comment ? En pratiquant le « foisonnement ».
La manip est élémentaire : elle consiste à négocier avec le gouvernement une augmentation globale moyenne valable sur l’ensemble d’un réseau, puis à ajuster les variations de tarifs en fonction de la fréquentation des tronçons. Les plus fréquentés (donc potentiellement les plus juteux) voyant leurs péages grimper plus vite que les moins fréquentés. Les concessionnaires ont profité d’une faille, ouverte par l’impossibilité de discuter les hausses de prix kilomètre par kilomètre avec les services de l’Etat. Dénoncée quelques mois avant la privatisation par Marianne, qui avait découvert la supercherie en effectuant des relevés de tarifs précis et condamnée par la Cour des comptes l’année suivante, la pratique a été progressivement abandonnée. Mais on n’est pas revenu sur les acquis et les tronçons les plus chers sont restés hors de prix, offrant un formidable effet de levier pour les recettes des années suivantes .
DES PROFITS À FOND LA CAISSE
Tandis que les tickets de péages grossissaient, les effectifs fondaient. Depuis la privatisation, les sociétés d’autoroutes ont massivement dégraissé leur personnel, de – 14 %, pour se situer en deçà des 15 000 salariés. Diminution du nombre de salariés, donc diminution des coûts, pour des investissements qui stagnent à 2 milliards d’euros annuels : les bénéfices ont explosé. Depuis leur privatisation, les Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (APRR) ont versé plus de 1,5 milliard d’euros à leur nouveau propriétaire, le consortium associant le français Eiffage et Macquarie, un fonds d’investissement australien. En moins de cinq ans, les deux compères ont déjà récupéré un tiers de la somme payée à l’Etat pour leur acquisition, 4,84 milliards d’euros .
Et la concession de ses 2 240 km court encore pour vingt et un ans… Même topo dans la crémerie d’en face, Vinci, qui règne en seigneur sur 3 350 km de bitume .
Les Etats manquent d’argent ? Les entreprises autoroutières, elles, en regorgent ! Cinq milliards de cash dormaient dans les caisses de Vinci à la fin 2010. De quoi lui donner envie de lorgner vers la Grèce qui, exsangue, poussée à toujours plus de sacrifices, songe à son tour à solder ses autoroutes pour une poignée d’euros. Les géants du BTP seraient également disposés à prendre en charge les autoroutes urbaines hexagonales gratuites dont l’état de délabrement traduit la disette budgétaire qui s’est abattue sur les services publics. A preuve ce tronçon de l’A6 dont le revêtement est en mauvais état sur les quelques dizaines de kilomètres qui le séparent de la partie payante. Idem en région, où les collectivités peinent à assumer la charge du transfert des routes nationales…
Entre 2005 et 2010, le bénéfice réalisé sur chaque kilomètre facturé à un automobiliste s’est amélioré de 30 %, pour atteindre 1,8 centime, ainsi que nous avons pu le calculer. Et, comme le trafic a continué d’augmenter durant cette période, le bénéfice total des sociétés d’autoroutes a fait un bond de… 65 % ! Prolixes sur ce type d’informations lors leur road show pour séduire les investisseurs, les géants du bitume les taisent au grand public. Depuis trois ans, l’Asfa ne publie plus qu’un seul tableau permettant de comprendre la façon dont un ticket de péage est constitué .
Et pour cause. Comme le montrent les calculs de Marianne, qui a reconstitué ce ticket type (voir schéma à la fin de l'article), les profits se sont envolés. Sur 100 €, 12 € net allaient dans les poches des actionnaires en 2005. Cinq ans plus tard, ce sont 16,30 € qui filent directement dans leur escarcelle . Des chiffres qui risquent de faire crisser les pneus des automobilistes.
L’ARNAQUE DE LA CESSION
Ils sont déjà nombreux à ne plus accepter de faire patiemment la queue aux péages. Selon l’étude d’impact du projet de loi Grenelle 2, « la fraude est estimée aujourd’hui à 0,5 % du chiffre d’affaires. Ce taux de fraude est susceptible de représenter, d’après les estimations des concessionnaires, 5 % du chiffre d’affaires en cas de généralisation du péage sans arrêt. » L’Asfa le confirme en d’autres mots : « Il existe un risque de rejet social. » Quand l’aigreur du consommateur s’ajoute à celle du contribuable… Aigri, on le serait à moins, au vu du scandale.
Revenons à l’origine de l’affaire : le prix de cession du réseau autoroutier .
Convaincu à l’époque par les crânes d’oeuf de Bercy qui essaient depuis des années de vendre le projet, Dominique de Villepin envisage la privatisation dès son discours de politique générale. Alors que Marianne fait plusieurs fois la une sur ce scandale en devenir, les socialistes, qui les premiers ont initié le processus en 2002, restent muets .
Seul François Bayrou, en embuscade pour la présidentielle, se saisit du sujet et affiche clairement son opposition à la tribune de l’Assemblée. En vain. Dans la majorité, Gilles Carrez, le député-maire UMP du Perreux (94), s’agite avec retard. Le rapporteur général du budget voit d’un mauvais oeil cette braderie pour 11 milliards d’euros .
La somme est pourtant confirmée dès 2005 par un rapport parlementaire signé du député UMP Hervé Mariton. L’intitulé choisi, « Les autoroutes pour l’emploi », sonne étrangement au regard de la fonte des effectifs, mais l’estimation qu’il fournit se fonde sur une étude très sérieuse de la banque Ixis. Deuxième scandale ! Que diriez-vous, en effet, si l’agence immobilière à qui vous demandez une estimation de votre bien était de mèche avec votre futur acheteur ? Eh bien, c’était le cas d’Ixis ! Cette ancienne filiale de la Caisse des dépôts, associée à Lazard, était en effet le conseil d’un des acquéreurs, en l’occurrence Eiffage, le groupe de BTP qui, avec son partenaire australien Macquarie, s’est offert les 2 240 km de la société APRR. Vous avez dit conflit d’intérêts ? Résultat des maigres oppositions, à quelques jours de la fin des enchères, la somme fait un minibond à 14,8 milliards d’euros .
Une paille, comme nous le confiait cyniquement à l’époque un des patrons d’Ixis : « Mon client était alors prêt à payer 40 % de plus. » Soit 22 milliards d’euros au moins pour la totalité des lots. Autre signe de l’incroyable braderie à l’oeuvre : l’énorme bonus de 8 millions d’euros demandé à ses actionnaires par Antoine Zacharias, le patron de Vinci à l’époque, pour avoir permis à son groupe de mettre la main sur ASF et ses fabuleux bénéfices .
LA TRUANDERIE ÉCOLO
La République abusée continue pourtant d’être bonne mère avec les concessionnaires.
Fin 2009, Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Ecologie et des Transports, fait discrètement un joli cadeau aux sociétés d’autoroutes : la prolongation d’un an de leur concession. Sous le double parrainage de l’écologie et de la lutte contre la crise, le programme « verdissement des autoroutes » engage en contrepartie les sociétés à investir 1 milliard d’euros dans des opérations et travaux à caractère écologique.
Un an de plus, c’est la garantie d’encaisser 2 milliards d’euros supplémentaires. Emballé, c’est pesé, le deal léonin passe comme une lettre à la poste devant les parlementaires.
« On n’a rien vu », explique un député socialiste de la commission des Finances.
Pourtant l’examen des dépenses de ce « paquet vert » a de quoi faire pâlir les moins extrémistes des écolos. Moins de 3 % des sommes engagées sont en réalité destinées à la biodiversité.
Exemple de la supercherie ? Au prétexte de la réduction des bouchons aux péages, désignés comme source d’émission de gaz à effet de serre, 800 millions sont investis dans… des portiques automatiques ! De qui se moque-t-on ? L’effet d’aubaine joue à plein, comme le confirma à demi-mot un autoroutier : « Il est vrai que le paquet vert a accéléré un déploiement qui était déjà programmé. » Vinci Autoroutes prévoit de créer 172 caisses de péage automatiques.
Cette automatisation, rendue possible grâce au télépéage, permet surtout de réduire les emplois et d’augmenter le rendement des autoroutes. « On a demandé à l’Etat de subventionner des pertes d’emplois. Pis, le personnel remplacé par les portiques est parti en préretraite, à moitié pris en charge par l’Etat ! » s’emporte Bernard Jean, coordinateur CGT de la branche. Essayons à présent de « positiver » la situation : après tout, à l’instar du fumeur, les malheurs de l’automobiliste pourraient faire le bonheur du contribuable. Et une partie de la manne pourrait retourner dans les caisses de l’Etat. Ces formidables bénéfices produisent en effet 34,3 % d’impôt sur les sociétés, soit un impôt théorique de 800 millions d’euros auquel il faut ajouter un gros paquet de TVA, 1,6 milliard, mais aussi différentes taxes, dont la fameuse redevance domaniale qui est prélevée pour l’occupation du domaine public.
Or, là aussi, il convient de s’interroger, car les rentrées fiscales sont loin d’être au rendez-vous.
Pour se refaire, l’Etat a un temps envisagé de tripler la redevance domaniale, pour la porter de 125 millions d’euros annuels à 250 millions puis à 375 millions. Peine perdue. Inscrite dans le budget 2009, elle a disparu des documents budgétaires : « Vous n’avez pas idée du lobbying qu’ont fait les concessionnaires », explique Hervé Mariton, qui comptait sur cette taxe pour « corriger » les effets de la vente à vil prix des autoroutes.
Réponse approximative de Dominique Bussereau, secrétaire d’Etat chargé des Transports, à une question de ce député : « S’agissant de la redevance domaniale, monsieur Mariton, l’augmentation prévue en 2009 n’a pas été appliquée en raison de la crise, mais également de la baisse du trafic sur les autoroutes.
Néanmoins, elle demeure d’actualité et nous envisageons son éventuelle application en 2010. » Même topo pour le projet de loi de 2011.
La hausse de 100 millions par an pour les deux ans à venir est bien présente… puis disparaît au milieu du gué. Côté impôt sur les sociétés, ce n’est pas non plus le Pérou.
CERISE FISCALE
Le rachat des concessions par les entreprises du BTP a généré un immense manque à gagner fiscal.
L’ensemble de ces emplettes s’étant fait par endettement, les acquéreurs ont eu le droit de déduire de leurs bénéfices le coût de leur emprunt… à condition de disposer de plus de 95 % de la société. Suivant l’exemple de Vinci qui s’est empressé de retirer ASF de la Bourse pour profiter de cette superniche fiscale (une économie de 150 millions d’impôt en 2009), Eiffage tente depuis de faire de même avec APRR .
S’il réussit, les intérêts payés sur la dette d’acquisition – 3,8 milliards d’euros – pourront être déduits de l’assiette fiscale d’APRR. Mieux, les intérêts payés sur cette dette entre 2006 et 2010 grèveront les impôts d’APRR. Jean-François Roverato, le patron d’Eiffage, estime ainsi l’économie à plus de 300 millions d’euros. Dans ces conditions, il est fort probable qu’APRR ne paierait pas un fifrelin d’impôt ! Reste un petit caillou dans le pied du BTpiste : Arnaud Montebourg. Comme président du conseil général de Saône-et- Loire, le député PS est un mini-actionnaire d’APPR et s’oppose ainsi au retrait d’APRR de la Bourse. En réalité, l’ex-candidat à la primaire socialiste profite de cette position pour lutter contre un projet de grande envergure dans son département : la transformation de 160 km de route nationale en concession autoroutière à APRR .
Multiplication des tronçons, prolongation des durées de concession, optimisation fiscale, réduction du personnel… les émirs du bitume ont joué sur tous les tableaux pour rentabiliser leurs achats. Et l’Etat leur a fait un dernier cadeau. A partir de 2013, la taxe sur les poids lourds utilisant les routes nationales va transférer une partie importante de ce trafic vers les autoroutes .
Confort, vitesse et péage d’un côté, inconfort, lenteur et taxe poids lourds de l’autre : le choix est vite fait pour les patrons routiers. Selon leur syndicat, 10 % du trafic se reportera à terme des routes nationales vers les autoroutes. L’avenir s’annonce sans bouchons pour les gagnants des privatisations.