Un mois après l'assassinat du militant congolais des droits de l'homme Pascal Kabungulu Kibembi, RSF exprime sa consternation devant le "climat de peur épouvantable" qui pèse sur les journalistes travaillant à Bukavu et dans les provinces de l'est de la République démocratique du Congo (RDC).
L'organisation appelle les autorités de Kinshasa à "trouver des solutions justes et pérennes" aux différents problèmes énoncés par les professionnels des médias, confrontés à une violence permanente dans les provinces. RSF exhorte les mouvements politiques congolais à "prendre des mesures énergiques pour assurer publiquement la profession de leur respect" et pour que "les criminels de la liberté de la presse ne se voient pas accorder, comme aujourd'hui, une place de choix dans le débat démocratique". RSF appelle enfin l'Organisation des Nations unies (ONU) à "prendre sérieusement en compte" les conditions de travail de la presse dans la préparation et l'évaluation des scrutins à venir en RDC.
Kabungulu, âgé de 55 ans, a été assassiné par balles à son domicile de Bukavu (Est), en présence de sa famille, dans la nuit du 31 juillet au 1er août 2005. Peu après 3h30 du matin (heure locale), deux hommes en uniforme et un homme en civil, armés de fusils-mitrailleurs AK-47 et de couteaux, sont entrés par effraction au domicile du secrétaire exécutif de l'association Héritiers de la justice, basée à Cyangugu, au Rwanda, et vice-président de la Ligue des droits de la personne dans la région des Grands Lacs (LDGL), basée à Kigali, capitale du Rwanda. "Aujourd'hui est ton dernier jour, lui aurait lancé l'un des inconnus, en langue swahili. Tu te crois invincible à cause de ce que tu écris et déclares dans les journaux et les radios. On en a marre de vous autres, journalistes et militants des droits de l'homme, qui croyez refaire le monde". Devant ses enfants et sa femme, ils l'ont abattu d'une rafale de Kalachnikov dans le ventre. Les assassins se sont enfuis en emportant le téléphone, l'ordinateur, le téléviseur et le magnétoscope de leur victime.
Depuis cet assassinat, les journalistes de l'est de la RDC vivent dans la peur. "Nous sommes obligés de nous autocensurer si nous ne voulons pas y laisser notre peau, a déclaré à RSF un journaliste de la radio communautaire Maendeleo, sous couvert de l'anonymat. Dans le contexte actuel où la vie d'un journaliste ou d'un militant des droits de l'homme ne vaut rien, comment voulez-vous que nous disions ce que nous savons ?"
Après l'exécution de Kabungulu, que la plupart des journalistes de la région considéraient comme un confrère, les soupçons se sont unanimement portés vers le lieutenant-colonel Thierry Ilunga, commandant de la 105e brigade des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) et ancien cadre de la rébellion soutenue par le Rwanda et l'Ouganda, aujourd'hui intégrée à la vie politique congolaise. En mai 2003, le lieutenant-colonel Ilunga avait publiquement menacé de mort le militant des droits de l'homme après que ce dernier avait publié un rapport sur le pillage des ressources minières du Kivu organisé par son mouvement armé, le RCD Goma. "Personne ne me fera croire que Pascal Kabungulu a été assassiné parce qu'il appartenait à la société civile, conclut le journaliste de Maendeleo. Il a été tué à cause de ce qu'il a écrit sur les méfaits, massacres et pillages organisés par les Rwandais et les gens du RCD".
Interrogés par RSF, la plupart des journalistes de la région évoquent une "liste noire" des journalistes et militants des droits de l'homme à abattre. "Qui, plus que nous, est exposé à la vindicte de ceux qui prétendent continuer de diriger ce riche pays ?", explique le rédacteur en chef de l'hebdomadaire "L'Aurore". "Les éternels assoiffés de pouvoir savent très bien que nous détenons, dans notre mémoire ou dans nos archives, les preuves de leurs crimes. Nos informations, évidemment, feront pencher la balance en leur défaveur au moment des élections". Et ce climat d'insécurité permanente est alimenté par l'apparente impunité dont bénéficient les agresseurs de journalistes. Quelques jours après l'assassinat de Kabungulu, le lieutenant-colonel Ilunga est ainsi venu, arme au poing, libérer deux suspects qui avaient été mis aux arrêts par la police, le capitaine Gaston et le lieutenant Vasco. Pour se justifier, le lieutenant-colonel a affirmé que les deux hommes avaient été placés "en résidence surveillée".
De nombreux journalistes et militants des droits de l'homme de Bukavu avouent donc sans fausse honte qu'ils préféreraient, s'ils le pouvaient, quitter la région avant les élections. "Soyons sérieux !", a expliqué à RSF un journaliste de la radio publique RTNC, de passage à Uvira, à 130 km de Bukavu. "A moins d'être fous, téméraires ou suicidaires, à moins de vouloir devenir des héros, la seule solution pour nous, c'est de fermer notre gueule et de laisser du temps au temps". Le macabre exemple de Kabungulu a ainsi achevé de convaincre les journalistes locaux, comme les correspondants, qu'ils n'avaient pas vocation à se transformer en Don Quichotte de l'information. Nombre d'entre eux affirment recevoir régulièrement des menaces, assumées ou anonymes, sans pour autant les signaler aux organisations de défense des droits de l'homme ou de la liberté de la presse. "Aujourd'hui, pensez-vous que, moi, pauvre journaliste, père d'une nombreuse famille qui ne compte que sur ma tête et mes deux bras, je vais mettre ma tête sur le billot, sous prétexte de faire un travail impeccable ?", demande le correspondant d'une agence de presse étrangère à Bukavu. "Franchement, non. Ce n'est pas de la lâcheté, c'est de la prudence".
Les "barons" de la politique congolaise, appuyés ou non par des hommes en armes, font donc régner leur propre loi, dans ce territoire de l'Est si convoité par les puissances voisines. Le gouvernement fédéral, assemblée fragile d'anciens belligérants, n'insiste pas pour rétablir l'état de droit dans cette région volatile aux frontières du Rwanda, de l'Ouganda et du Burundi. Par conséquent, alors que se profilent à grand-peine des consultations électorales nationales, les appétits des baronnies locales se sont aiguisés et leurs stratégies se sont affinées, disent les journalistes. "Non seulement ils ont plein d'argent, mais en plus ils ont très bien compris le rôle et l'importance des médias en période électorale", déclare une femme journaliste de la radio communautaire Maria Malkia wa Amani (Marie Reine de la Paix), appartenant à l'archevêché catholique de Bukavu. "La plupart d'entre eux possèdent d'ailleurs leurs propres journaux, leurs propres chaînes de radio ou de télévision. Je ne serais pas étonnée de voir, dans les prochains mois, un foisonnement de médias privés à la solde de tel ou tel individu, ou de tel ou tel mouvement politique". Lorsque certains médias se seront mués en organes de propagande, contredire leur ligne éditoriale, en révélant des fraudes électorales ou en rappelant le passé sulfureux de certains candidats par exemple, pourra exposer les journalistes indociles à de sévères représailles.
Et même si elles se déroulaient dans la paix, la tenue effective d'élections générales en RDC ne signifierait donc pas pour autant que les journalistes ne travailleraient plus dans ce climat de psychose permanente. "Dans le Kivu comme ailleurs dans le pays, la plupart des journalistes n'oseront jamais révéler certaines informations préjudiciables aux intérêts post-électoraux de certains candidats", assure le journaliste de la RTNC. "Ce que les gens ignorent ou minimisent, c'est que les prétendants au trône sont souvent des vautours", résume, laconique, la journaliste de la radio de l'archevêché.