Textes Littéraires
12/02/2007 23:41

Les enfants des ténèbres - 26 -

Roman - Chapitres 30, 31 & 32

- Tu sais comment il est arrive jusqu'à nous? "
- Les annonces publicitaires sans doute. D'autres choses que je ne sais pas ... "

Anastasio partit fouiller dans la commode - toujours le deuxième tiroir - revint s'asseoir en tailleur devant l'enfant; celui-ci se leva, vint se réfugier derrière Eugène.
- Je voulais juste lui montrer une photo. "



Chapitre 30 suite

- Montre! "
- Tu connais pas, c'est doc Joseph. "
- C'est dans le carnet bleu, hein? "
- Ouais, répondit Tasio. "
Il se mit à proférer des sanglots.
Pourquoi je pense "proférer" se dit Genio. Il se leva, entoura de son long bras les épaules de son ami. Bébé aussi pleurait.
- Je les cherche, Genio. Depuis cinq ans je les cherche. Ils sont les miens, les seuls que je connaisse. "
- Et Bastard le savait ", dit Genio, en hochant la tête misérablement.
- Oui. Il me savait cupide aussi. "
Pauvre cloche, songea Vergier, t'as jamais eu d'autre moyen que d'être cupide.
- Génio, tu m'aideras? Tu lui diras que je ne leur veux pas de mal, que je les aime, que je ... "

Prostré dans son silence, il ne fit rien pour les empêcher de partir.
- Viens Bébé, on rentre. "

Ils sortirent tous deux ... abandonnant le carnet bleu sur la table.
Genio s'arrêta un instant devant la plaque de marbre apposée à la devanture de l'échoppe, se demanda pourquoi il n'avait jamais remarqué le dessin doré qui y figurait en filigrane. "C'est un bel oiseau" pensa-t-il.

Chapitre 31

Il n'est que dix sept heures trente et c'est déjà la nuit, dit Vergier en s'adressant à l'enfant. Il lui posa la main sur la tête, la fit se tourner légèrement vers lui, sourit:
Qui sont tes parents, Bébé? ... T'en sais rien, tu réponds même pas. Pourtant, tu chantes ton père. Tasio voulait te montrer une photo : qui est doc Joseph, Bébé?
Oui, je sais, j'ai oublié le carnet, tes yeux me le disent. Je le lirai plus tard, Bébé ... plus tard. Allons viens, nous allons te baptiser. "

Chapitre 32

Bastard prenait un grand plaisir à se brosser les dents. Même les grimaces qu'il se faisait, lorsqu'elles se réfléchissaient dans le miroir de la salle de bain, le confortaient dans le sentiment de puissance qu'il éprouvait à se savoir dur et impitoyable.
Oui, c'étaient les mots qu'il préférait depuis qu'il avait tenté de retrouver Bébé après le bombardement de l'Eguière par l'armée.
Lorsque les enfants qui le cernaient s'étaient mis à hurler et que leur chair enflammée avait commencé à grésiller, Bastard avait voulu profiter de la confusion, de l'immense nuage de fumée pour rejoindre Bébé. La marche lui était devenue pénible. Il se rendit compte alors que le corps de doc Joseph n'était plus là. Il sut que rien n'était fini. Que le bombardement militaire n'arrêterait pas le cours des événements. Il finit par apercevoir Bébé, courut vers lui.
Mais Bébé, comme chaque fois qu'il se sentait agressé ou en danger de l'être, avait ri. Son petit corps souple s'était évanoui comme en fumée. Ou alors était ce Bastard qui avait tout simplement perdu connaissance?
Un bras, un seul bras. L'autre était dangereux ... Trop dangereux. Un jour qu'il décida de ne plus être poltron, il se le fit amputer. Ces doigts qui montaient si simplement vers les yeux avaient été détruits. La peur s'en alla. Mais une nouvelle donnée était depuis intervenue: les enfants avaient d'autres armes, d'autres pouvoirs. De fait, Bastard ne doutait pas que Nicolas Lapierre se fût donné lui même la mort. Une autre forme de peur prenait naissance, mais pas pour moi, pensa Bastard tout haut.

Se saisissant d'une lame de rasoir qui traînait sur la tablette de toilette, il pratiqua deux fines entailles dans sa poitrine. Tout près des mamelons. Le sang gicla. Bastard se mit à en imbiber ses doigts, à les lécher. Puis il ricana. Il se sentait mieux, bien mieux.
Il avait trouvé la parade. Du moins le pensait il. "Je n'ai pas peur de toi Bébé, j'ai mon vaccin. Si tu savais comme il m'est facile de me mutiler, de maîtriser ma peur, de me repaître de cette force nouvelle qui m'emplit la tête et le corps! C'est la haine des bâtards, Bébé. Ma haine et la vôtre se mêlent , s'épousent si harmonieusement. Parfois, quand dans mon sommeil elle me glace le coeur, je m'éveille en pensant à vous tous, un peu plus près de la mort à chaque jour. "

Vergier n'entendit rien de tout cela. A travers la porte-fenêtre du séjour de Bastard, celle qui donnait sur le jardin si bien ordonnancé, si bien soigné de la belle villa, il le voyait danser, gesticuler comme un damné ou quelque mage exécutant une cérémonie maudite. La poitrine en sang, une serviette autour des reins, Bastard ondulait des hanches, agitait son moignon :
" Il n'y a pas de clair de lune pour toi, Bastard, tu n'es pas un squelette." Vergier décida qu'il était temps d'y aller. Il bouta contre le verre de la baie qui, en se brisant, virevolta à travers la pièce comme neige qui flotte. Il se vit tomber, mais au ralenti.
Bastard, pétrifié, planté comme un chou dans un champ d'orties, ne perçut même pas les deux déflagrations propulsant vers lui deux balles de calibre trente huit qui lui brisèrent les genoux. Il perdit connaissance.

Anastasio avait tiré. Vergier, lui, comptait se battre à mains nues.
T'as trouvé comment, Tasio? "
Comme toi eh, banane." Son rire retentit aux oreilles de Vergier comme une alarme.
" J'ai rien trouvé du tout, Génio. C'est toi qui m'as appelé, à. ta façon, a leur façon." Ces mots là., Anastasio les garda pour lui .
Tu veux que je me tire, Tasio? "
Il lui répondit de rester.

Maintenant, Maxime Anastasio tirait le corps tétanisé de Bastard qui s'éveillait et dont le bras unique battait l'air tel un épouvantail à. moineaux.
Tu veux en faire quoi, Tasio? "
y va me dire où est doc Joseph. " Le détective haletait, soufflait. Puis il ajouta dans un râle d'effort:
Bébé sait où se trouve Cédric. "
Bébé sait où se trouvent tous les enfants. "
Et toi, est ce que tu sais? "
J'ai pas demandé. Pourquoi t'as tiré, Tasio? "
Anastasio avait traîné son fardeau jusqu'à la cuisine. Ils éteignirent toutes les lumières de la maison. Toutes sauf une qui donna au visage de Bastard des reflets blafards, clairs-obscurs.
T'es une truffe. Ce gars est un charognard, il ne dira rien sans y être obligé. "
T'avais pas besoin de lui casser les deux jambes. Tu vas l'amputer? "
Je vois pas le rapport. Ferme ça, tu veux? "
On l'attache, Tasio c'est mieux. "
Ils le ligotèrent à. l'aide du fil d'antenne de la télévision.

Puis Anastasio, sous le regard ahuri d'Eugène, esquissa un pas de danse. Alternativement, avec une harmonie à. peine perceptible, il soulevait chacun de ses pieds, lui faisant percuter le genou opposé. Le visage marqué d'un sourire excessif, il chantait:
Entrez dans la danse,
Les ténèbres avancent
Merci mon Dieu, merci Marie,
Joseph n'est pas ce que l'on dit.

Il dut s'arrêter. La sueur qui se mit à couler de son front dégarni prit une coloration jaune pâle. Essoufflé, épuisé par on ne sait quelle tension, Anastasio continua de chanter. Immobile, les bras ballants, faisant entendre jusqu'aux battements saccadés de son coeur.
J'ai mal " articula Bastard. Même Genio, tout en frémissant, en rit de bon coeur.
Laisse moi chanter Préfet, ne m'interromps pas! "
Le vent me manque
La vie me fuit
Si un jour tous tes enfants
Quittaient la nuit et non la vie
Avec eux dans tes bras
Je serais blotti
Merci mon Dieu merci Marie
Joseph n'est pas ce que l'on dit
Parfois lorsque je tue
Parfois lorsque tu meurs
C'est un peu toi que je pleure
Toi qui ne sachant pas d'où je viens
Me rejette dans ton lointain
Quand dans les ténèbres tu m'enfouis
Sans amour, sans repentir
C'est toi mon père
Qui fais de moi ce que je suis
Merci mon Dieu merci Marie
Joseph n'est pas ce que l'on dit

L'aube arrivait à vive allure. Un cheval au galop mélancolique, mal assuré. Un vieux galop qui voudrait cesser. La bête fatiguée baisse la tête, regarde ses pattes qui glissent, s'emmêlent. Elle tremble du dépit d'avoir encore à vieillir, encore à survivre.

Enfin, le soleil pointe et Anastasio tombe. Eugène le fouille, récupère le carnet bleu, crache sur Bastard. Il s'ouvre à la lumière.
Une fois sorti dans la rue, il voit nettement les hommes en uniforme s'avancer vers lui, dégainer puis tirer.

Une balle, une seule, le frappa au ventre. Il cria. Son corps roula dans la rosée du petit matin.

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Henri VARIO-NOUIOUA



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