GALERE
Par politesse pour vous qui êtes prêts à consacrer de votre temps à la lecture de ces lignes, je commence par me présenter.
Mon nom est Hino Mable. Quant à ma profession, je préfère vous la laisser découvrir, au fur et à mesure de votre avancée dans les profondeurs ténébreuses de ce qui va suivre.
Reprenons !
Je disais que mon nom était Hino MABLE.
Il m’arrive souvent de me demander d’où me vient ce nom à consonance asiatique, alors que je ne suis natif d’aucun pays d’extrême Orient, ni même d’Orient.
Enfin, oriental, je ne sais plus quoi penser.
Toujours est-il que je me demande d’où il m’est venu, à tel point que j’ai, à maintes reprises, demandé à mes parents de m’éclairer sur son l’origine. Mais un mur infranchissable d’incompréhension et d’ignorance s’était toujours dressé entre nous.
Ce n’est pas un mur, mais une véritable muraille de...
Elle est vraiment asiatique, celle-là !
Pour tout vous dire, je suis simplement Galérien. Et c’est de Galère, mon cher pays que je voudrais précisément vous entretenir, car je ne pourrai vous parler de moi, sans une présentation en bonne et due forme de ma patrie.
Ainsi, la Galère est une petite île si isolée que nous, ses habitants, croyions que le Monde s’arrêtait à cet horizon circulaire qui nous entourait et contre lequel venaient buter vainement nos regards épuisés par l’air salé de la mer.
Nous vivions seuls, sans ingérence étrangère, car l’extérieur, pour nous, n’existait pas. Rien, ni personne ne venait déranger notre intimité, nos magouilles historiques, nos petites guerres tribales,...
Nos petites guerres !
Ben ! … Pour nous, la guerre n’était qu’un jeu. Et nous aimions beaucoup les jeux. Je peux même affirmer que nous les aimons toujours, puisque, plus tard, grâce à la découverte d’autres mondes, nous avons pu les améliorer, jusqu’à les rendre extraordinairement passionnants, attractifs, car de plus en plus meurtriers.
Enfin, au grand soulagement des Galériens, nous n’avons plus à attendre la mort naturelle venir nous surprendre dans nos lits douillets, telle une lâche. Désormais, elle le fait dans la rue, tous les jours et à toutes heures. Auparavant, très peu de Galériens mouraient dans nos jeux. Le pauvre peuple n’avait droit qu’à la mort naturelle, infamante, à l’exception de quelques accidents qui venaient, de temps à autre, une à deux fois par an, briser notre monotonie.
Et on trouvait le moyen de verser des larmes !
Quelle hypocrisie ! On pleurait pour faire croire qu’on mourait encore.
En réalité, nous pleurions pour faire des jaloux. Chaque tribu jouait à l’endeuillée pour provoquer l’envie des autres.
On jouait aussi aux endeuillés, car on manquait tellement de tristesse.
On pleurait surtout d’ennui. On s’ennuyait à... En mourir.
C’était LA-MEN-TABLE ! Nous n’avions qu’un seul cimetière et il s’obstinait à rester à moitié vide.
Heureusement que maintenant c’est beaucoup mieux.. Tout le monde à ses morts : nous les avons sur les bras ou sur la conscience. Nous en avons tellement que nous nous retrouvons contraints de détruire des habitations, des usines, des ponts, des routes, des écoles,...
A coups de bombes, s’il vous plaît !
Nous faisons cela pour ouvrir des cimetières très vastes. Une belle œuvre que nous comptons voir bientôt classée parmi les merveilles du monde.
Quant au Guiness, nous y avons déjà une place de choix, car la Galère, tenez-vous bien, est classée « Le Pays le plus dangereux du Monde »... Le record de l’année, pour plusieurs années encore.
Tout cela, parce que nous arrivons à tout détruire, sans trop d’efforts.
Qui dit mieux ?
Nous n’avons pas encore détruit le métro, parce qu’il n’est pas encore réalisé. Nous attendons la fin des travaux pour le faire.
En attendant, nous nous entraînons sur ceux des autres.
Comme il y va de l’avenir de la Nation, tout le monde participe à cette gigantesque réalisation de longue haleine. Nous comptons maintenir ce cap pour plusieurs années encore, car « la concorde » nous permet de nous réapprovisionner en cassette de jeux, si bien que nos consoles sont loin de trouver le moindre repos.
Tout le monde met la main à la pâte ( plastic et autres nouveautés ), gouvernants et gouvernés.
Nous essayons aussi de trouver des débouchés à notre savoir-faire et procéder à une intense exportation, puisque nous savons maintenant que le Monde est vaste. Nous sommes loin d’être des égoïstes, nous souhaitons procéder à un transfert de technologie, afin de faire bénéficier les attardés de ce Monde de tout ce que nous possédons comme connaissances.
Au fait, comment avions-nous découvert l’existence d’autres nations ?
Je sais que vous vouliez poser cette question, elle vous brûlait les lèvres, depuis le début de mon histoire, mais votre timidité vous en a empêché. Je vous facilite la tâche en anticipant sur la réponse.
Eh, bien ! Je ne saurais vous dire très exactement, je n’étais pas encore né, mais nos vieux, les Sages de la Nation, puisqu’ils disent s’en souvenir, nous racontent.
Ils disent que le monde nous avait plutôt découverts, et non l’inverse... C’est tout à fait naturel et logique, car nous ignorions son existence… Depuis, il ne cesse de nous découvrir.
Au fur et à mesure des découvertes, nous apprenions les langues et nous en faisions les nôtres. Nous changions d’identités au fil des débarquements.
Ceux qui devaient laisser leurs empreintes indélébiles profondément ancrées en nous, tatouées dans notre mémoire collective, et même individuelle, jusqu’à devenir INALTERABLES, étaient les Abariens.
Grâce à eux, nous sommes encore Abariens nous-mêmes, jusqu’à ce jour. Plus Abariens encore que les originaux. Maintenant, ils sont la « Copie. »
Nous nous appelons les « Galéro-Abariens », et d’autres disent carrément de nous les Abariens.
Les Abariens ( les premiers ) n’étaient pas des marins, comme tous ceux qui avaient eu l’amabilité de nous découvrir. Ils construisirent tout simplement un géant pont et arrivèrent par voie terrienne.
D’ailleurs, ils n’aiment pas l’eau, paraît-il. C’est pour cela que, chez eux, ils ont autre chose dans leurs sous-sols.
Ils sont repartis chez eux, voilà maintenant des siècles.
Mais, même comme ça, ils n’arrivent toujours pas à nous oublier, contrairement aux Farciens, derniers venus. Ces derniers ne nous ont rien laissé, hormis leur langue. Ils sont repartis comme ils étaient venus : à la hâte. Ils ne sont pas repartis aussitôt arrivés, certes, mais quand même...
En fait, les Farciens étaient restés en Galère pendant un siècle... et des poussières qu’ils nous ont laissées dans les yeux.
Je me trompe en disant qu’ils ne nous ont laissé que leur langue, cette « putain de guerre »... Pardon, je voulais dire butin de guerre, car c’est plus à la mode.
En tout cas, la Farcie, leur patrie ( mot que nous avons fini par très bien assimiler ), ressemble un peu trop à « farce. »
Leur passage l’avait été.
Heureusement que les Abariens étaient venus avant eux, sinon ils les auraient imités. Ces derniers nous aiment encore si et tant qu’ils continuent à nous guider de leur lointaine Abarie. Ils veulent nous éviter la déviation, car, paraît-il, notre île a tendance à dériver annuellement de dix centimètres, vers le Nord.
Nos bienfaiteurs souhaitent nous voir mettre le cap sur l’Est, pour nous rapprocher davantage du soleil.
C’est dire s’ils ne nous adorent pas !
Leur langue aussi est devenue la nôtre... Si « notre » que nous avons fini par oublier « l’autre. » Nous l’avons apprise avec aisance, car en plus de sa simplicité, elle a l’avantage d’être la langue du Message. Le Message ne peut être intelligible que laissé dans son contexte originel et original. C’est pour cela qu’il n’est transmis que dans sa langue initiale.
On l’appelle la langue du Message et, par extension, la langue du Savoir, car quand on est destinataire du message, on sait.
C’est enfantin, comme raisonnement.
Receleurs de l’Epître, nous ne pouvons qu’éprouver une fierté et une satisfaction sans commune mesure.
Aujourd’hui, grâce à nos « frères » Abariens, nous ne trouvons plus le temps de nous ennuyer à attendre la mort naturelle, comme on attend la pluie, dans ces lointaines contrées. Ils s’occupent bien de nous et n’ont de cesse de nous prodiguer leurs conseils, des stages d’apprentissage et de recyclage qui nous permettent d’approfondir nos connaissances... Et d’acquérir des méthodes ultramodernes en art de tuer... Collectivement et individuellement.
C’est ainsi que nous sommes devenus des innovateurs en la matière. Une simple bonbonne de gaz peut être transformée par notre technique en une bombe capable de vous faire sauter un wagon de métro...
Mieux.
Un bâtiment d’une superficie d’un cimetière.
Pourquoi avons-nous raté le métro parisien ?
Je vous attendais, depuis tout à l’heure.
Eh, bien ! Ne pensez surtout pas que cet essai fut un échec. Cet échec de façade est dû à deux raisons.
D’abord, la RATP rend tellement service à nos compatriotes ( ils peuvent rarement se payer des voitures ) que nous ne voulions pas lui causer beaucoup de dégâts.
Ensuite, c’est plus important encore, les auteurs de cet ouvrage étaient de jeunes stagiaires qui n’avaient pas encore terminé leurs études. Ils voulaient mettre en pratiques leurs cours théoriques, à une toute petite échelle, mais il n’y avait toujours pas de métro en Galère. Les pauvres avaient tant et tant cherché sans pouvoir trouver une entreprise à même de les prendre pour leur stage pratique... Ils avaient improvisé.
Tout cela reste du domaine du massacre collectif, qui est quand même un plus dur que l’autre, mais dans lequel, pourtant, nous excellons.
Quant aux actes individuels, il n’est qu’un jeu d’enfant, si bien que la plupart de nos enfants s’y exercent quotidiennement.
Vous êtes journaliste ?
Non. Attendez ! ... Simple correspondant de presse ?
Bang ! ... Une balle, une toute petite balle de rien du tout, un tout petit morceau de plomb, bien placé dans votre tête, et on vous ouvre bien grandes les portes du paradis.
Vous êtes écrivain ?
Alors là, rien que pour rigoler un peu, histoire de voir ce qui peut sortir de vos profondeurs ( nous sommes contre la censure, d’où qu’elle vienne ), nous vous tranchons la gorge, de part en part, d’une oreille à l’autre, beaucoup plus près de votre cœur que de vos dents noircies par le tabac et l’alcool, ces inventions de Satan.
Vous êtes... ?
Enfin, nous avons des méthodes appropriées pour chaque cas, toutes plus expéditives les unes que les autres. Dans certains cas, nous appelons cela le « K par K. » ( le Kabyle par le Kabyle )...
Et grâce à cet « Etat de Faits », le chômage, chez nous, est devenu un vain mot : Tous ceux qui ont des armes recrutent. Et les armes ne manquent pas. Aussi bien chez les gouvernants que chez les gouvernés. Nos frères, qui ont beaucoup d’argent ( il paraît que leur sable se transforme en cette matière ) nous financent bien. Et pour leur montrer un peu de gratitude, nous leur offrons, gracieusement, des spectacles des plus excitants.
Même les autres, ceux qui ne sont pas nos frères, d’après nos guides, ils peuvent tout aussi profiter de nos spectacles.
Ce qui nous étonne, nous, les Galéro-Abariens, c’est le fait que tous nos spectateurs s’obstinent à nous regarder de loin, alors qu’ils ont toute la latitude de venir nous voir de plus près.
Avec leurs machines à tout faire, ils sont tous devenus fainéants.
Qu’à cela ne tienne, nous nous déplaçons nous-mêmes. C’est pourquoi, nous sommes devenus d’éternels ambulants. Nous essayons de rejoindre ces adeptes du farniente, partout, dans ce vaste monde.
Nos tentatives s’avèrent souvent fructueuses.
Nous utilisons divers moyens : bateaux, barques, radeaux, chambres à air,... Il y en a même qui partent à la nage. Il n’y a que les avions que nous évitons, car voler dans les airs, tels des oiseaux, nous paraît un acte contre nature… Surtout que de hauts bâtiments construits par ces gens qui ne sont pas « nos frères » peuvent facilement se retrouver sur notre chemin… Vous voyez le tableau ?
Comme nous n’avons pas de bonnes connaissances sur les techniques de voyages ( nous les laissons volontiers à nos visiteurs ), nous atterrissons... nous échouons un peu partout, sans jamais choisir nos destinations... J’allais écrire destinées, tant tous nos actes restent tributaires de ce mot. Tous nos actes y sont attachés. Même celui de tuer, car « on n’échappe pas à sa destinée », disent nos sages.
Finalement, là où nous débarquons ( tiens ! Les rôles se sont renversés ) nous sommes généreusement accueillis. Les autres pays nous préparent même des cités de transit, des centres spécifiques tout près d’autres frontières, afin que nous puissions partir même sous les réservoirs de camions de marchandises auxquels délibérément on a préparé des haltes pour que nous puissions prendre le temps de nous cacher ou, pourquoi pas, dans des trains.
Ils nous savent affectés de notre bougeotte toute fraîche, alors ils ne cherchent aucunement à nous sédentariser. Nous clouer à une même parcelle de terrain, pour toute la vie, serait porter atteinte à notre dignité de Galériens... Nous avons toute la mort pour ce faire.
Nous restons chez eux des transitaires, qui n’attendent que l’heure du retour ( par charters ) ou celle d’un envol, vers une autre destination.
Des transitaires et des clandestins.
Je comprends transitaires, mais clandestins, j’ignore pourquoi on nous affable de cet inutile adjectif.
Clandestins ou transitaires, nous cherchons toujours à connaître l’inconnu, ce qui nous oblige à ne jamais rester trop longtemps dans un lieu.
Ah, l’inconnu !
Vous devez ignorer tout le plaisir que procure la découverte de l’inconnu.
Attendez ! Je ne parle pas des inconnues que vous vous cassez la tête à définir, dans vos équations, vos fonctions ou je ne sais quoi d’autres.
Je parle d’inconnu, au masculin. Le féminin, chez nous, vous ne devez certainement pas l’ignorer, n’a pas droit de cité. C’est trop faible et ça ne peut pas tuer,... ça n’aime pas les guerres et ça n’invente pas d’armes.
Renaud le sait bien, lui.
J’ai failli perdre le fil de Aïcha.
Quoi ? ... Quelle Ariane ? Mais je ne la connais pas, votre Ariane. Elle n’est certainement pas de chez nous, sinon je l’aurai peut-être connue. J’aime bien les femmes, surtout quand elles sont Galériennes... Mais je pourrais aussi les aimer étrangères.
Donc, nous parlions de voyages... Je tiens, à ce propos, à vous raconter les miens, car, comme tout Galérien qui se respecte, j’en ai aussi fait. Comme tous ceux de ma race, il m’est aussi arrivé d’être « déplacé. »
Mais, pour ne pas vous prendre beaucoup de votre temps, je me contenterai de vous raconter mes deux derniers « safaris »... Les deux derniers voyages que j’ai effectués sans être déplacé par une force extérieure autre que celle de notre Intérieur et de notre... Défense.
D’abord, j’avais échoué ( pas au bac, je ne l’ai jamais passé, pour éviter justement l’échec ) au sud-est, sur une dune d’un pays frère. Je m’en étais aperçu au lever du soleil : Il venait par la Droite... Je pense que je devais avoir fait le tour du monde ou que j’avais la tête en bas... Peut-être aussi que le monde s’était retourné à mon insu.
Comme nous n’avons jamais d’argent, quand nous voyageons, j’eus besoin de travailler pour manger. Je ne devais quand même pas mourir de faim, vous en conviendrez, on assimilerait cela à une mort naturelle. Ce serait une honte que Monsieur Propre ne pourrait pas laver.
Je ne trouvai qu’un travail de maçon. Et étant Galérien de souche, j’eus même la faveur de faire un boulot qui n’était pas le mien. C’est-à-dire, un travail qui n’avait aucun rapport avec le métier de maçon... Pour lequel, bien sûr, je n’étais pas payé. Je soulevais des poutres, je déchargeais des tonnes et des tonnes d’acier rond à béton, de ciment, de briques,... Et de brac. Enfin, tout ce qui pouvait peser et auquel les autochtones ne voulaient jamais toucher.
Cela me réjouissait fortement : on me permettait de faire quotidiennement de la culture physique ( très physique même ) et, au lieu de me réclamer des cotisations mensuelles ou une quelconque participation financière, on me donnait, au contraire, un peu d’argent. On l’appelait salaire... Enfin, un salaire, je ne sais plus si c’est pertinent d’appeler ça comme ça, mais c’était un peu d’argent, quand même. Je ne pouvais tout de même pas demander la lune, je n’étais pas en ligne avec Bouygues Telecom... Je ne le connaissais pas encore... On ne pouvait pas me donner un salaire, comme on l’entend ailleurs. Il faut être réaliste et ne pas oublier que je bénéficiais de cette dé-culture psychique... Pardon, culture physique.
On me donnait de quoi... vivre. Pour preuve, je prenais un repas par jour, et je suis encore vivant, sinon vous n’auriez jamais eu ce magma entre les mains.
En reconnaissance à ce pays « frère », je donnai un bras à sa communauté, avant de le quitter.
Mon deuxième « trip », voyage, si vous voulez, m’a fait égarer au Nord.
Là, comme je n’étais pas dans un pays « frère », il m’arrivait souvent de ne pas travailler. Mais alors, pas du tout. C’était vraiment dur de ne pas travailler. Il y avait, fort heureusement, des combines, ignorées dans mon pays, dont j’usais dans cette contrée d’accueil. Après la Rente Maximal Intervertie, dont je bénéficiais grâce à certaines subtilités des lois locales, je m’étais inscrit au chômage.
Le chômage, tout le monde le connaît, c’est une façon de travailler au noir et de toucher, parallèlement, le pécule ci-haut cité, car toujours demandeur d’emploi.
Cela n’est pas la loi, mais presque.
L’argent que je recevais par ce biais, je l’envoyais au bled, à la famille, qui était restée là-bas, en Galère, car il fallait bien y laisser quelqu’un pour garder les traditions, et la femme reste la plus indiquée pour jouer ce rôle, puisque inutile dans nos mâles activités.
Quant à moi, pour vivre, je trouvais toujours quelque chose à manger, chez des associations ( généralement religieuses ) et même dans les poubelles... Les poubelles de ce dernier pays d’accueil sont souvent plus propres que beaucoup de restaurants de Galère.
Alors, voyez-vous, je n’avais pas à me plaindre.
Mais je ne vais tout de même pas vous raconter toute ma vie dans ce pays ! Je vais l’abréger et vous saurez comment j’ai pu le quitter.
Un jour, alors que je sautais de poubelle en poubelle, dans un quartier réservé aux « autres », je fus interpellé par deux individus qui disaient être des policiers... Enfin, ils m’avaient dit « Agents de l’ordre public. »
En fait, pour moi, ils étaient plutôt des agents de désordre biblique, puisqu’ils avaient tout simplement perturbé ma prière.
Eh, oui, je priais, devant mes poubelles !
Je demandais à Dieu, auquel je croyais dans ma faim, de remplir les dites poubelles de morceaux de viande, bien enveloppés dans du film étirable, pour leur éviter la souillure que le contact avec les autres déchets pouvait provoquer... Même de la viande de porc. Je ne fais jamais la fine bouche et je savais que mon Dieu était prêt à me le pardonner, car on m’a toujours appris qu’Il était « Misère et Cordiaux »... Je n’ai jamais compris l’emploi de ce pluriel. Moi, j’aurais dit tout simplement cordial, mais on me l’a toujours appris ainsi.
Ces agents avaient donc considérablement chamboulé mes projets : en plus de pouvoir manger, grâce à ces poubelles, je trouvais aussi du savoir. Mon plan premier était de rassembler le maximum possible et de repartir chez moi, en Galère, où, paraît-il, il était très prisé en ce temps-là… Je parle du savoir.
Les poubelles et le savoir...
Vous ne devez pas ignorer que les poubelles et la culture...
Enfin, j’arrête, je ne vais pas m’éterniser sur un sujet que tout le monde connaît, ce serait défoncer des portes ouvertes.
Je reviens à mes agents.
Je restai souriant ( comme d’habitude dirait Sardou, à Bercy ), attendant de voir ce qu’ils me voulaient.
- Galérien ? Me demanda l’un d’eux.
A la bonne heure ! Il m’avait enfin reconnu.
- Oui, Monsieur le policier au chien policier. ( Parce qu’il avait, tenu en laisse, un chien, un berger allemand, mais que nous appelions chez nous « chien poulici »)... Je suis Galérien et plus vrai que moi, vous n’en trouverez pas. Mes semblables et moi-même sommes une denrée rare... Et tout ce qui est rare est précieux.
- Ben, alors, tu feras un AUTHENTIQUE coupable.
Je ne compris rien, mais l’autre daigna m’expliquer :
- Nous avons un léger problème.
- En quoi puis-je vous être utile, Monsieur l’Agent ? ... Que dois-je faire exactement ?
- Mais rien ! T’as pas à faire, … tu ES. Tu es Galérien et c’est largement ( et même longuement ) suffisant.
- Je ne comprends toujours pas, Monsieur l’agent.
- Mon pote, t’as même pas besoin de comprendre. T’as qu’à voir notre révolution. Crois-tu que nos morts avaient compris quoi que ce fut ? ... Mais je vais quand même éclater ta vessie... Je voulais dire éclairer ta lanterne. C’est vrai qu’on prend toujours les lanternes pour les vessies... C’est ce qui donne toute sa signification au proverbe, n’est-ce pas, mon pote ?
Il « éclaira ma lanterne. »
C’était d’une simplicité à vous faire tomber à l’inverse de la renverse. Simplicité enfantine. Je fus même sur le point de dire à cet argent à l’ordre ( pardon ! Agent de l’ordre ) : « Elémentaire, mon cher, élémentaire ! .» Je ne le fis pas, car il m’aurait certainement pris pour un anglais, moi qui suis Galérien. Il aurait pu être capable de me reprocher la honteuse défaite de Louis IV, moi qui n’étais même pas né, à l’époque. Je me tus et écoutai le récit.
Le problème était donc d’une simplicité étonnante : à quelques deux cents kilomètres de là, leurs collègues avaient un cadavre « sur les bras »... Depuis un mois, m’avait-on dit. Ces collègues devaient être très robustes ou très résignés, pour supporter un tel poids - on dit que les cadavres pèsent, dans tous les sens - et dans une telle position, pendant tout ce temps, sans rechigner.
Enfin, un cadavre, vous devez tous connaître... Comme les nôtres, sauf que celui-ci, en toute apparence, n’avait pas été décapité... Alors, comme certains des nôtres.
Les policiers avaient cherché, partout, sans avoir pu trouver un coupable idéal. Il y’ en avait pourtant à la pelle, même si ces agents n’avaient pas de pelles. Ils auraient pu en acheter, chez le quincaillier du coin, mais ils ne l’avaient pas fait. Il manquait peut-être de fonds ? Sinon, des coupables, il y en avait tellement, il suffisait de se pencher pour en ramasser, partout et à tout moment, particulièrement dans certains quartiers où la politique de proximité trouvait toute son autre signification.
Mais nos policiers avaient de la peine à en trouver. Les coupables étaient pour eux, comme, chez nous, les kiwis : INTOUCHABLES. Ils sont là, sur les étagères, mais essayez d’y mettre la main. Vous vous brûlerez les doigts, c’est moi qui vous le dis. C’est pire que les cactus. Qui s’y frotte s’y brûle !
Je compatis à la douleur morale de mes policiers. Même que des larmes glissèrent subrepticement de mes yeux. Les hommes de loi m’imitèrent immédiatement. Nous avions pleuré un bon coup ensemble, le chien compris. Ce dernier avait la tête baissée, les oreilles inclinées vers le sol et émettait un sifflement aigu ( siffle, Montaigu ! - Montaigu, c’est à Melun, perdu en France ) qui ne pouvait être que des pleurs... Des pleurs spécifiques. Comme un certain socialisme que nous avions adopté, dans le temps. Un socialisme enveloppé de dictature militaire et qu’on appelait le « Socialisme spécifique », et que certains nostalgiques de ces temps non encore perdus cherchent à faire revivre, ces derniers temps. J’en veux pour preuve les élections à « remplissage » et le musellement de la presse, exactement comme au temps de...
Mais cela ne fait rien. Au contraire, ça ne nous fera que du bien, car, ainsi, nos techniques macabres ne feront que s’améliorer, et ça doit être le but recherché.
Je reviens à mes policiers, avant que je ne me perde dans quelques geôles du socialisme spécifique.
Je consentis à être leur coupable, quand l’un d’eux sursauta :
- Mais il n’a qu’un seul bras, dit-il à son coéquipier. Il ne fera jamais un complet coupable.
Je le rassurai en lui disant que je pouvais parfaitement me servir de mon unique bras pour accomplir ce forfait ( pas celui d’S.F.R. ) et que, au besoin, j’étais prêt à le lui prouver.
Autre chose m’irritait : ce policier, cherchait-il un coupable ou un complet ? Ce n’était pas à côté des poubelles, encore moins à leur intérieur qu’il pouvait trouver un complet ! Il devait se contenter d’un coupable sans complet, mais habillé d’un jean, pour paraître « IN. »
Le compromis fut vite trouvé. J’avais un bras valide, par conséquent, je pouvais bien avoir accompli ledit forfait.
Au commissariat, je fus accueilli avec tous les honneurs dus à un G.C.C. : Galérien coupable consentant.
Il y avait là une fanfare, des musiciens de renommée mondiale, des clowns, des jongleurs,... si bien que je m’étais cru dans un cirque. Un cirque où l’attraction principale n’était pas tout ce beau monde que j’ai décrit, mais votre humble serviteur. Tout le monde s’intéressait à moi. A voir la curiosité manifestée à mon égard, je conclus que j’étais vraiment une rareté, mais que je m’ignorais. J’aurais pu, depuis longtemps, exploiter ce fait.
Quelqu’un a dit : « Après la fête, on se gratte la tête. »
Baliverne ! Il se trompe totalement. Il est complètement à côté de la plaque... chauffante. Parce que moi, je ne m’étais pas du tout gratté la mienne. Je ne faisais que l’effleurer. Légèrement, comme ça, du bout des doigts. Ma tête était couverte de bosses, de plaies et de sang. Je m’étais même cru en Galère.
C’est curieux, comme le sang me rappelle toujours ma chère patrie héritée.
Après la « fête », j’avais répondu aux questions.
- Nom et prénom ?
- Hino MABLE.
- Innommable, comment ?
- Hino MABLE.
- O.K. Innommable INNOMMABLE.
Le policier désigné pour prendre ma « déposition », comme ils disaient, s’arrêta soudain de poser ses questions et me regarda méchamment dans les yeux. Il n’avait pas froid aux siens. Probablement à cause du radiateur, qui était juste à sa droite. Les miens, des yeux, étaient en train de compter les rares cheveux de son crâne brillant... ( Comme Dany.) Ces derniers étaient si rares que les compter me fût une tâche des plus aisées.
- C’est un flag ! Me cria le policier au visage. Puis, il éclata de rire. J’en profitai pour en faire autant ( rire, pas crier ), car qui penserait à Fellag, et pourrait se retenir de rire ?
Mais il ne faisait pas allusion à Fellag, cela devait signifier autre chose. Je crus comprendre qu’il s’agissait de la tête chauve.
- Alors, fils de pute, ajouta mon policier, il te plaît, mon crâne ?
- Ton flag ?
Après un échange de paroles, ici, irréproduisibles, il tenta de me donner une explication de ce mot, mais sans arriver à me convaincre, puisqu’il me parlait de « la main dans le sac », alors que tout alentour, il n’y avait trace de sac.
Il m’expliqua autrement :
- Fils de pute, je t’ai surpris en train de regarder mon crâne. C’est ça, le flag.
C’était pourtant ce que j’avais pu comprendre : le flag, c’est regarder le crâne des autres.
Un point restait obscur : je ne savais pas qu’il connaissait ma mère, encore moins que celle-ci fut une pute. Pour moi, elle était la vertu même.
Si mon père avait appris qu’il avait, toute sa vie, été cocu !
Vous en doutez, vous ?
Si ce flag... Euh ! Ce policier le dit, cela ne pouvait être que vrai. Vous savez, à la police, on est très bien renseigné sur tout le monde. En plus de leurs « zozors », ces écoutes clandestines sur vos lignes téléphoniques, on loue des chambres, en face de chez vous, et on vous surveille H 24. Vous n’avez qu’à demander à Bernard Tapie. Vous pouvez désormais le joindre, non dans sa cellule, mais à son émission radio. Vous trouverez son numéro dans les pages jaunes. Je t’enverrai une facture pour cette pub, Bernard. Une vraie facture... C’est la radio qui va payer.
Je n’avais pas osé contredire le policier sur les activités méconnues de ma mère, je craignais de me voir ridiculisé davantage. Il était peut-être en mesure de me faire visionner une cassette ou un DVD, et je n’aurais pas apprécié de voir ma mère dans son intimité... Vous ne devez pas ignorer tout ce que ma culture m’interdit de voir, n’est-ce pas ? Et puis, si le policier me montrait ma mère dans sa position « jambes en l’air », que je ne lui connaissais pas, je risquais de...
Voyant que je ne répondais pas à ce... « fils de pute », il enchaîna :
- Nationalité ?
- Galérienne.
- Profession ?
- Galérien.
Et ce fut tout. Mon interrogatoire fut beaucoup plus court que ma « fête. »
Le policier retira sa feuille de la machine à écrire modèle 1920 et lut à haute voix :
- Innommable INNOMMABLE, nationalité Galérienne, galérien de métier et d’origine... Non seulement il est GCC, mais il avoue avoir des forfaits à son actif. Il a même un portable sur lui, chose qui lui a été confisquée, bien sûr, en vertu de la loi en vigueur... Signe, ici !
Je ne m’exécutai pas, j’attendis la suite.
Il me regarda, un instant puis, ajouta :
- Mon petit galérien, tu n’es pas sorti de l’auberge !
Tiens ! J’avais pensé à un cirque, mais jamais à une auberge ! ... Vraiment cela me dépassait.
Il enchaîna :
- Nous allons t’emmener en galère, pour longtemps.
- Merci, Monsieur le policier. Vous avez certainement deviné ma nostalgie.
- Alors, signe, ici.
- Je veux bien, mais je dois savoir ce que je signe, monsieur le commissaire.
- Et pourquoi, tu veux savoir ?
- Juste pour savoir, Monsieur le ministre.
- Galérien, sois raisonnable ! Tu sais bien que tu n’as pas besoin de savoir quoi que ce soit. D’ailleurs, tu ne sais pas lire... C’est mentionné ici. Tu vois bien que ce n’est pas écrit en galérien... Au fait, comment s’écrit le galérien ? De droite à gauche ou de haut en bas ?
Je ne sus quoi répondre à ce monsieur qui paraissait être au fait de tout, y compris de ma culture ancestrale, pourtant bien enfouie par des siècles d’obscurantisme.
Je parlais en galérien, je chantais en galérien,... Je faisais même l’amour en galérien, quand il m’arrivait d’avoir de quoi payer une chambre d’hôtel et une bière dans un bar du vingtième, à Paris. ( Paris, c’est en France, un patelin bien perdu au centre nord de ce pays.) Je faisais donc tout en galérien, mais écrire,... Cela ne viendrait à l’idée de personne d’écrire en galérien. Pourquoi faire ? Nous n’aimions pas le gaspillage. Le papier était par ailleurs trop cher, comme tout ce qui se vendait chez nous. Le galérien, nous l’aimons si fort que nous en faisons une langue de cœur. Nous la gardons jalousement dans les nôtres, si bien qu’elle reste là, entre les fibres de nos viscères, sans jamais pouvoir être délogée...
C’est dire notre jalousie.
Quant à l’école, nous nous contentons de lui léguer nos butins de guerres.
Après le commissariat, car, m’étant rendu à l’évidence, je finis par signer, ce fut à l’asile que me ramena la providence. Je fus nourri et hébergé dans un lieu - ce devait être l’auberge dont parlait le policier - où tous les « résidents » étaient des coupables. On avait réussi à en rassembler une quantité plus que satisfaisante. Je dis « quantité », parce que nous ne finissions pas d’être comptés et recomptés, et puis nous n’avions plus de noms, mais de simples numéros. Je n’ai retenu qu’un seul nom... Pardon ! Un seul numéro, c’est le 32453802217, parce que les gardiens l’appelaient plusieurs fois par jour, au parloir. Il avait une sœur, dont je ne connaissais pas le numéro, … ( pardon, le nom ) qui venait régulièrement lui rendre visite. C’était pourquoi les gardiens le favorisaient à tous les autres « coupables », si bien que nous avions tous fini par apprendre son numéro. Pourtant, quand un gardien venait l’appeler dans la cour, il faisait escale au chiffre 5, tant il était long, ce numéro.
Ce que j’avais trouvé curieux, dans cette expérience "hébergeante", c’était que tous les pensionnaires de l’auberge criaient à ceux qui voulaient les entendre qu’ils n’étaient pas coupables.
Heureusement que les surveillants, qui veillaient sur nous, ne les écoutaient pas. Ils se seraient tous retrouvés sans nourriture et sans toit gratuits. Nos anges gardiens n’oubliaient jamais de nous le rappeler.
Je fus heureux d’apprendre qu’on devait me garder de dix à vingt ans.
Je dus déchanter très vite, car douze personnes habillées de rouge, qui ne me connaissaient pas le moins du monde, dont même des femmes, allez savoir ce qu’elles étaient venues faire à mon audience, avaient déjà inventé une phrase des plus décourageante : « le bénéfice du doute. »
A cause de ces quelques mots, alignés dans un ordre qui n’arrangeait que les douze, je fus déclaré « non coupable. »
« Non coupable » ! ... Deux mots entiers... On eut pu employer un seul mot, être plus économe que ça. Cela aurait pu donner « incoupable » et pu prêter à confusion. Le secrétaire greffier aurait pu écrire « un coupable », sur son procès verbal... Je préfère l’appeler ainsi, car une « minute », comme j’ai entendu dire les autres, me paraît totalement déplacé, puisque cela avait duré des heures.
J’allais donc être contraint de reprendre ma galère culturelle et intellectuelle, de poubelle en poubelle, de station de métro en station de métro,... Enfin, mon RER... Pardon ! ... Mon train-train quotidien de Galérien galérien.
Mais, comme mes prévisions aboutissent toujours ailleurs que là où je l’imagine, au dénouement de cette affaire des douze, et après la cour d’appel, devant laquelle m’avait renvoyé Monsieur l’avocat général, dans son ultime tentative de m’aider à être reconnu coupable, je ne retrouvai aucun train, ni celui des longs trajets, ni celui des banlieues. On me mit tout simplement dans un bateau en direction de ma Galère. Je devais me ré-initier pour pouvoir devenir un vrai coupable international et ne plus décevoir personne.
Ah ! Cette chère Galère !
Le comité délégué par mon pays, pour m’accueillir devant la passerelle du bateau ne tarda pas à me donner un avant-goût de toutes les joies qui m’y attendaient. Il ne fallut pas beaucoup de temps pour voir et boire du sang, le mien, en l’occurrence, et cela m’apporta un indicible plaisir, depuis longtemps oublié. La joie que je ne pouvais cacher se lisant aisément sur mon visage, je constatai que notre grand jeu n’était pas encore terminé, malgré cette nouvelle loi qui voulait y mettre un terme, à savoir La Discorde... Militaire, « votée », disait-on.
A sa sortie du port, le fourgon qui me transportait fut attaqué. Les joueurs avaient dû entendre parler de l’arrivée d’un International et ils voulaient sans aucun doute m’avoir à leurs côtés plutôt qu’en face... Ils ignoraient que j’étais loin d’être un bon joueur... Mais, comme je venais de l’étranger, tous les espoirs étaient permis.
Je ne voyais rien de ce qui m’entourait... De ce qui se passait dehors. Mon escorte avait fait en sorte de me soustraire aux regards. Mais le sifflement des balles qui ricochaient sur la tôle du véhicule était si près de moi que je me sentais participer à la partie.
Mes cinq accompagnateurs, attirés par le passionnant jeu, avaient sauté à terre, arme au poing, et m’avaient oublié dans cette espèce de K.G.B fermé à clé... Pardon ! Cagibi.
Je ne vis pas passer le temps. Il était certainement passé à l’extérieur du fourgon... A côté des balles sifflantes.
Lorsque nous arrivâmes au commissariat ( tiens ! Encore un ) il faisait déjà nuit.
Je renouai immédiatement avec ces mines souriantes propres aux Galériens.
L’officier auquel on me présenta fut quelque peu contrarié. Je l’avais déçu, car je crois avoir semé la honte sur tout le pays, d’après lui.
- Pourquoi n’as-tu pas été reconnu coupable, là-bas, d’où tu viens ?
- Ce n’est pas de ma faute, répondis-je... C’est celle du « bénéfice du doute », qui s’est mêlé, à la toute dernière minute, me prenant au dépourvu... A croire qu’il avait été inventé pour moi.
- Si ce n’est pas une honte ! Un Galérien qui nous revient de l’étranger, non coupable ! ... Nous allons remédier à ça. Nous trouverons bien un moyen de te culpabiliser, mon petit... Cela ne devrait pas être d’une grande difficulté, puisque, chez nous, il ne sera jamais question de bénéficier du doute. Le doute, comme tu dois certainement le savoir, sert à charge... Et puis nous avons fini par trouver une loi qui arrange tout le monde, nous les premiers.
Merveilleux !
Quand je vous disais que les miens étaient créatifs !
Pourtant, je me sentais quelque peu inquiet. Même si l’officier m’en avait rassuré, je ne savais toujours pas comment on allait procéder. Y’aurait-il encore cet avocaillon, payé ou commis d’office, qui chercherait à trouver une faille dans leur trame ?
« Ah, messieurs ! Vous avez oublié de relier ces deux fils. C’est un vice de forme, donc, un tissage erroné... Nul et non avenu. »
Il n’irait jamais jusqu’à penser qu’il ne pouvait s’agir que d’un seul et même fil, coupé, dont les extrémités n’arriveraient pas à se rejoindre. Il n’admettrait jamais que ce fil se serait rompu suite aux différentes « manipulations »... de l’ouvrage.
- Que va-t-on me reprocher ? Me hasardai-je à demander à l’officier.
- C’est simple... Tu as bien envoyé des articles aux journaux ?
- Oh, oui ! Même à des journaux étrangers.
- Ben, voilà ! C’est réglé.
Puis il se mit à m’énumérer les chefs-lieux d’inculpation susceptibles de m’aider à me faire condamner et éviter la mort naturelle : « atteinte à la sûreté de l’Etat », « atteinte à l’unité Nationale », « diffusion d’écrits subversifs », « émigration illégale », « non coupable à l’étranger »,...
- Et puis, avait-il ajouté, « participation à un attentat à la bombe »... Ton bras nous a été parvenu du pays frère où tu avais séjourné... Il est toujours dans le frigo, nous le présenterons comme pièce à conviction, qui sera versée dans le dossier en qualité de « preuve irréfutable »... Fais-moi confiance.
Je lui fis confiance, car il était né chez nous.
A l’heure où j’écris ces lignes, que vous lirez peut-être, « si vous avez le temps », mon cœur n’arrête pas de danser sur le rythme de nos mitrailleuses. Je suis enfin heureux, car j’attends avec impatience l’exécution de ma sentence.
Au vu de la loi d’exception, dernière trouvaille galérienne, « anti-vice de forme », dont j’ignorais l’existence, auparavant, je suis tout simplement condamné à la peine de mort, malgré le « bénéfice du doute », mis en avant par l’avocat.
« Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ! » J’échappe, doucement mais sûrement, à la mort naturelle, qui avait failli m’avoir.
Pour éviter toute perte de temps et d’argent, ainsi qu’une éventuelle « ingérence étrangère », Monsieur le Président de la République Autonome Des Pingouins ( puisque nous sommes des îliens ) a déjà signé l’exécution de la peine.
EVASIONS
Je défais ma vie.
Est-ce un remords qui déchire mes entrailles et qui me pousse à vomir ma vie, dans un grand soupir, ou mon âme en a-t-elle de la supporter au point de vouloir l’expulser de sa grande exiguïté ?
Peut-être est-ce un désir longtemps refoulé qui refait surface, jaillissant du fonds ténébreux de ma mémoire et me contraignant à déterrer ces restes de mes regrets ?
Ma vie, ai-je dit ? … En est-ce une ?
Je regarde cette chose inerte, étalée devant mes yeux, et je ressens un haut-le-cœur.
Je n’en sais plus. Toujours est-il qu’aujourd’hui je défais ma vie qui n’en est plus une, et je me souviens.
Je ne me rappelle plus depuis combien de temps étais-je resté là, devant ma fenêtre, à torturer le monde de ma nostalgie haineuse. J’avais peut-être un peu trop bu ; je ne pus réussir à aimer le spectacle, pourtant gratuit, qui s’offrait à mes yeux, tant sa réalité m’était amère.
Ce spectacle, s’il en était un, agitait sans cesse le champ printanier de mes pupilles que pourtant j’aurais voulu immobile.
Je me rappelle encore que le ciel me faisait mal à la tête. Il était si bas qu’on eût pu dire qu’il avait raté son envol. J’avais alors, tout au fonds de mon être, comme un sentiment de suicide. D’ailleurs, cela sentait partout le suicide. Beaucoup de mes connaissances, de mon âge ou d’âges avoisinants, sans même s’être réunis en assemblées générales, avaient décidé la dissolution anticipée de leurs tracasseries. Ce devait être dû au fait que la vie en avait pardessus la tête des incessantes plaintes des hommes. Elle avait délibérément décidé de se décortiquer.
J’étais précisément en train de la regarder avec curiosité, pendant qu’elle se disséquait, quand mon ami me tira par la manche.
Je l’avais totalement oublié, celui-là ! Nous l’appelions « Le bachelier. » Non pas qu’il le fut, loin de là, mais nous faisions allusion à celui de J. Vallès. Le nôtre ne réussit pas à aller au-delà du collège. Plus tard, il ne trouvera jamais de travail, et il imputera ce fait à l’insuffisance de son niveau scolaire. La véritable raison en était l’image que tout le monde se faisait de lui. Il répondait à tout employeur éventuel qu’on l’avait « foutu à la porte du collège » pour avoir mis sur pied un périodique qui « ne pouvait faire de bien à personne. » Sue ce point, il avait mille fois raison, notre cher ami, puisque, même à lui, son périodique n’avait fait que du mal.
Il s’appelait Idir. Mokrane, je crois… Ou encore Mohand.
"Idir, Mokrane ou Mohand" était très maigre. Il avait même perdu toute la beauté de son adolescence. Parce qu’il disait qu’il avait été, jadis, adolescent. Allez savoir s’il l’avait jamais été.
Il était maigre, car il ne dormait presque jamais… Tant pis pour lui
Il me tira par la manche, je le regardai d’un air interrogateur et surtout plein de reproches… Avec beaucoup d’amertume, même si cela ne pouvait plus l’atteindre. Je tenais à lui faire comprendre que je désapprouvais son geste qui avait définitivement dérangé ma rêverie.
Il me fit signe que c’était l’heure de déshabiller le jour.
A vrai dire, ce dernier se déshabillait tout seul, il n’avait nul besoin de notre aide… D’ailleurs, nous ne l’aidions d’aucune façon, si ce n’est en le regardant faire, d’un air de frustrés voyeurs.
Je ne voudrais jamais vous le décrire dans toute sa nudité, tant il était laid et cela le complexerait sans aucun doute, et j’en aurais des remords à en revendre. Il était loin d’être aussi beau que quand il est habillé… Pas aussi beau que de son vivant non plus.
« Le jour est mauvais à voir dans deux conditions. Quand il se déshabille et quand il meurt : il est difforme. »
C’était « Le bachelier » qui me fit un jour cette révélation.
Encore une fois, il avait raison.
Depuis, nous éprouvions un vilain plaisir à le surprendre dans sa nudité et même dans sa mort. Nous le regardions pour le haïr davantage, comme si chacune de ses visions nous poussait à plus de rancune et de mépris à son égard.
Jadis –je ne me rappelle plus de quel temps était ce « jadis »- nous étions de très bons amis, le jour et moi. Puis vint la guerre des ondes qui nous mit chacun d’un côté de la barricade sociale, et nous devînmes ennemis. Nous nous fûmes même entre-tués à maintes reprises. Des accrochages étaient souvent décrétés par nos gouvernements respectifs et nous nous retrouvions dans l’obligation de satisfaire, aussi bien lui que moi, leurs désirs.
Ce fut d’ailleurs ainsi que je connus plusieurs morts.
Je me rappelle qu’à chaque fois, soit à chacune de mes morts, il y avait énormément de candidats … qui réussissaient à mourir.
Une fois, ce fut même très fatigant. La file était longue, longue, longue…
Au fond du couloir, un homme élégant brillait de milles étoiles. Il se prenait pour un psychologue, avec un énorme « P. » Il posait des questions aux morts pour, disait-il, mieux les comprendre. Il se disait aussi « Démon-Crate. » Ses intimes l’appelaient simplement « D.C. » et nous avions fini par en faire de même, car, pour s’éviter ses foudres, il nous fallait nous rapprocher de lui au maximum, usant de cette familiarité très bien vue par notre psychologue.
On racontait que « D.C. » avait fallu s’appeler « DCD » car, disait-on, un ministre, qui fut de ses intimes, voulut faire de lui son ambassadeur au paradis. D.C. s’en fut même acheté une valise diplomatique à cet effet.
Après consultations de nos questionnaires, notre « Psy »faisait le tri des morts en fonction des origines sociales.
Je voulus tant être classé aux « A », je ne le fus qu’aux « C »
Quand je voulus connaître les raisons de cette orientation « arbitraire », je regrettai immédiatement l’emploi de cet adjectif. Comme quoi, il ne faut jamais employer d’adjectif, même très… relatif, dans ses discussions.
On me le fit regretter de diverses façons, la dernière, et de loin la moins désagréable, fut cette humiliation que je subis devant l’ensemble de mes camarades, pour leur servir d’exemple… à ne pas suivre. On m’apprit, à mes dépens, que, de mon vivant, je fus un hère dans un monde vide. Malheureusement pour moi, mon père, mon grand-père, ainsi que mon arrière-grand-père l’étaient aussi. Le Démon-Crate avait de très bonnes notions d’Histoire –et même d’histoires- et put reconstituer la mienne en un clin d’œil. S’il se fut arrêté à mon arrière-grand-père, il ne ressentit pas le besoin de remonter plus loin dans ma filiation, car il risquait de se retrouver un parent à moi, ce qui le dévaloriserait aux yeux de tout ce monde qui l’entourait. Cela ne pouvait que nuire à sa réputation et une révolution pouvait être déclenchée par tous ceux qui briguaient son poste.
Donc, la suite de cet enchaînement absurde - mon arbre « Général Logique » - entraînait une déduction, pour le moins, enfantine : J’étais génétiquement condamné et personne ne trouvait à en redire, encore moins l’intéressé, en l’occurrence votre serviteur, qui n’avait pas droit à la parole.
Je ne me souviens plus.
Je me rappelle seulement que, ce jour-là, je devais me demander si la terre savait son ignominie. Je m’étais déjà posé la question quand j’étais enfant. Mais jamais je n’eus de réponse.
Petit enfant, j’avais un jour dessiné un corbeau grandeur nature. Il était si moche, car trop naturel, qu’il suscita la colère du maître d’école, Monsieur Beau Corps. Il avait puni toute la classe, et moi, l’auteur de cette malédiction collective, j’eus droit à un châtiment qui se voulait exemplaire. En plus de la flagellation collective, « falaquat » dont bénéficia toute la classe, qui me fit gonfler les mains, tant j’étais chétif et fragile, j’eus à recopier six cent cinquante fois une phrase que le maître, soucieux d’instruire ses innocents élèves, crût être la révélation d’une vérité historique, qu’il espérait voir un jour classée parmi les merveilles du monde. Une phrase que je m’étais tellement répétée que, pendant longtemps, j’eux cette impression d’être devant un petit poème grandiose… Pas celui d’Edgar Allan Poe, bien sûr, mais celui émanant d’un illustre tiers-mondiste qu’était notre greffeur de savoir.
Je ne vous laisserai pas plus longtemps sur votre faim, je vous livre ledit grandiose poème :
« Le corbeau
Est le plus beau
Des animaux. »
Pendant très longtemps, j’y avais cru. C’était d’ailleurs à cette seule fin que le maître m’avait infligé pareille sanction. J’aurais quand même du penser que ce « Môssieu » n’était pas venu de Syrie pour m’apprendre à coucher sur papier un corbeau au naturel ! C’était à la portée du premier venu. Il le voulait avec une greffe genre canari, et je n’avais rien compris.
Depuis, j’ai longtemps soutenu que le corbeau…
Vous pouvez vous-mêmes enchaîne, car, je n’en doute pas, le poème a du tellement vous plaire que vous l’avez déjà enregistré dans votre petite tête prompte à emmagasiner toute idée nouvelle.
Quoi ? … Elle n’est pas nouvelle, l’idée ? Ayez en tête ce qui vous attend si jamais vous soutenez que…
La porte s’ouvrit avec fracas.
« Tout le monde dehors ! »
On ne se le fit pas dire trois fois. Nous avions tous faim et c’était, à notre grande joie, l’heure de la soupe qu’on nous annonçait.
L’Ange de service semblait avoir bonne mémoire : il avait de très bonnes méthodes de nous faire ressentir ce qu’il avait enduré du temps de…
A la sortie, comme à l’entrée de la salle et du réfectoire, il éprouvait un malin plaisir à nous compter ( eh ! Oui, nous lui étions précieux) à coups de ceinturons dans le dos, si ce n’était simplement sur la tête. Ce qui nous donnait un quota journalier de douze coups, sans compter les extra, inévitables, car, trop souvent, il arrivait à notre ange de se tromper dans ses comptes, alors, nous ressortions et il recommençait plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il trouve deux fois le même nombre, afin de s’assurer qu’il ne s’était pas, encore une fois, trompé.
Comme notre cher protecteur était incapable de retenir un chiffre en tête –il n’avait pas été au-delà du C.P.- nous priions toujours Dieu (Il n’était pas loin, nous étions déjà chez lui) pour qu’aucun de ses collègues ne vînt jamais le déconcentrer pendant ses moments d’intenses activités cérébrales qu’était le comptage des détenus… Pardon, excusez le lapsus ( qui n’est pas automatiquement révélateur. ) Je voulais juste parler des morts et voilà qu’un gros mot m’échappe… Détenu ! … Où est-ce que j’ai été cherché ça ?
Anecdote : un jour que j’étais de corvée aux cuisines, j’eux le malheur de céder à la tentation de l’arôme douteux du café local. Je pris une bouteille en plastique, qui avait, de son temps, hébergé du Crésyl, et je la remplis de café, si on peut appeler ainsi ce liquide noirâtre, puis je la cachai sous ma ceinture… Je n’avais pas de ceinture, mais bon…
J’allais enfin boire un café, assis sur mon paillasson, une cigarette à la bouche, et pouvoir rêver de mes îles.
J’avais compté (moi aussi je compte) sans la vigilance et la perspicacité de notre Ange. J’avais fantasmé sur mon café, oubliant que ledit ange était précisément de service ce jour-là. C’était un vieux routinier à qui on ne pouvait rien cacher. D’ailleurs il connaissait la vie de chacun de nous, sur le bout de ses doigts.
A son ordre, je débouclai ma ceinture… que dis-je ! Je dénouai ce bout de ficelle qui retenait mon pantalon, lequel partit en chute libre embrasser mes talons crasseux. La bouteille sauta de joie, heureuse de retrouver sa liberté ( Tiens ! Les objets aussi savourent la liberté.) Elle roula à terre, sans se déboucher, emprisonnant (tant pis pour lui !) le liquide noir qui s’agitait vainement dans un mouvement désespéré. Il pensait peut-être que la liberté fut accordée à tous.
Le gardien-ange trouva mes cheveux un peu sales à son goût, il m’offrit un shampoing-café de son invention, puis me demanda si cela m’avait soulagé… Je ne pouvais qu’approuver. J’avais même très apprécié.
Je me souviens…
Cette année-là, l’hiver fut rude et la mort prolongée. La neige envoyait ses aiguilles transpercer nos corps, pour nous rappeler qu’il n’était pas prudent de porter, comme nous le faisions, des vêtements dépourvus de boutons.
J’ai la nette impression que les dieux étaient pauvres. Je crois me rappeler que nous ne mangions presque rien. Tout ce que nous recevions était des tranches de pain si minces que nos regards traversaient la mie, et des gamelles d’eau bouillie, où venaient se noyer deux ou trois lentilles… Deux ou trois haricots.
Ce qui abondait dans ces « soupes » étaient les cailloux, si bien que je faillis demander, un jour, ce que venait faire un pois-chiche dans ma gamelle. Je croyais vraiment que le plat du jour était « Les cailloux du chef. »
Cette mort n’était pas ma première, mais, comme je l’ai déjà signalé, il y’en eut d’autres. Seulement, elle fut celle qui me marqua le plus. Elle fut la plus dure de toutes.
Lors de mon premier jour, je restai l’estomac aux talons : je n’eus pas le temps de savoir que j’étais servi ( on ne m’avait pas dit « Monsieur est servi ») que déjà je devais quitter les lieux et abandonner ma gamelle à quelqu’un d’autre. Nous entrions par une porte du réfectoire et nous ressortions par une autre. Les plus malins –catégorie que je n’ai jamais pu intégrer- finissaient leurs gamelles avant d’arriver aux sièges en béton (généralement inondés d’eau) sur lesquels nous devions déposer nos postérieurs.
Un jour, pourtant, nous eûmes droit à un « Repas. »
Mais ce ne fut pas un hasard. Cela coïncida avec la visite « inopinée » (ça sonne comme nos… « marches spontanées ») de l’un des innombrables adjoints de Dieu.
On parlait de grâce, on parlait d’amnésie… Pardon, d’amnistie.
Et beaucoup furent immédiatement rappelés à la vie.
Le passage de la mort à la vie est plus pénible que celui inverse. Quand il me fut donné de le faire, je m’aperçus que j’avais accumulé énormément de retard. Le monde des vivants avait grandement évolué et avait refusé de nous attendre, nous les éternels sursitaires du temps.
J’avais aussi constaté que le gouvernement, en mon absence, avait commencé à procéder à une intense exportation de misère et une non moins importante importation de prospérité contre remboursement.
Je me précipitai pour m’inscrire et faire don de ma misère au service des exportations, mais ce privilège (cela en était un) me fut refusé pour deux raisons. La première était que le dieu local, qui ne se contentait pas de gérer son espace géographique, à savoir une mine dont il était le super dieu, ne voulut pas que j’y sois inscrit… Pourtant le service était de l’autre côté de la rivière, mais les frontières naturelles n’avaient aucune influence sur l’influence de ce « Chef » qui, déjà au temps de… était chef.
La deuxième raison invoquée pour me disqualifier était le fait que, selon mes interlocuteurs, « j’avais un passé. »
Encore un monde où on fouillait dans la vie des autres avant de décider de leur sort. Il restait à savoir si tous les autres, qui en avaient bénéficié, n’avaient que du présent.
J’en connaissais qui n’avaient ni l’un ni l’autre. Qualifiés d’offices, car épaulés par Monsieur le Directeur de la Mine.
Je finis par me résigner, car la résignation reste encore l’une de nos vertus. Des vertus, nous en avons beaucoup.
Je mis donc ma tête à prix. Je la vendais sans cesse et j’arrivais à subsister… au milieu du troupeau.
Il faut dire que je ne tenais pas à re-mourir.
Un jour, je constatai, par le pur des hasards, que ma tête n’était pas tellement rentable. Aussi, je pris la décision de vendre mes bras pour me faire quelques dinars supplémentaires.
Dans les premiers temps, les acquéreurs ne manquaient pas. Mais mes bras maigres s’avérèrent très vite incapables de me rapporter grand-chose. Je ne valais vraiment pas cher… Les autres disaient ne pas donner cher de ma peau. Autant de subtilités linguistiques pour ne pas me payer à la V.N.C. (Valeur nette comptable.)
Il m’était arrivé de demander ce que je pensais être mon dû, il m’était toujours répondu que je ne devais pas user de langage politique, car toute revendication était assimilée à une contestation, donc un acte hautement politique et séditieux. Réclamer suppose « droit » et ce mot, non seulement était politique ( il le reste encore de nos jours), mais aussi et surtout réprimé par la loi… Personne n’est sensé ignorer la loi, même les ignorants.
J’avais longtemps souffert, aussi bien lors de mes vies que de mes passages mortuaires, et je réussi à économiser de quoi m’acheter une lampe pour éclairer ma solitude.
Un jour, de retour d’une mort inattendue, je ne la retrouvai plus. On l’avait cassée et enterré en mon absence, à mon insu, comme si elle ne m’appartenait pas le moins du monde.
Mes parents me dirent que je pouvais, quand je le voulais, m’en acheter une autre, les magasins en regorgeant.
Ils ignoraient combien je tenais à celle-là… combien je l’aimais.
Je me souviens que j’ai faim. Malheureusement pour moi, il ne m’est pas possible de manger, car nous sommes en plein jour… Sauf si la possibilité de le faire en cachette nous est offerte. Je ne peux le faire, ma nouvelle lampe est là, tout allumée, à me regarder et à essayer de deviner mes présentes pensées. Pourvu qu’elle ne sache pas que je cherche un moyen de briser le jeûne avant terme.
Oh ! Que j’ai envie de refaire ma vie défaite !
Tel un puzzle en morceaux éparpillés, elle gît à mes pieds. Je la regarde et j’en suis apitoyé. De douleur, elle ondule devant mes yeux dans un mouvement de danse orientale… ( Toutes nos références viennent de cette contrée.) Un spectacle nostalgique caresse mon âme.
A l’aube de ma vie, je me sentais déjà malheureux. Je connaissais le pessimisme, les joies incertaines et la peur du lendemain. Je connaissais l’éternelle angoisse qui serre les cœurs et fait couler des larmes.
Etait-ce, mon cher père, ta présence qui avait voilé mon regard, ne me laissant entrevoir de la vie que le côté médiocre ?
Il faut dire que tu étais toujours près de moi, si près même qu’aucun de mes gestes ne pouvait échapper à ta « vigilance. »
Ta présence était sécurisante et opprimante… Douce et amère à la fois.
J’avais huit ans.
Alors que tous les enfants du village jouaient, s’amusaient, riaient dans une totale indifférence, je regardais déjà ma vie, sans pouvoir y déceler un lendemain. A l’âge où on ne connaît pas la signification du mot lendemain… Quand seul le joyeux présent existe.
Retiré dans mon coin, je passais inaperçu dans cette foule d’innocences rayonnantes.
Mon cher père !
Aussi naïf, aussi timide et aussi frustré que je fus, je me rappelle avoir osé t’avoir demandé ce que « liberté » voulait dire. Quoique j’en ignorais le sens, j’avais le sentiment de manquer de cette chose.
Tu étais mon unique instituteur, car, à huit ans, je ne connaissais pas encore les bancs d’une salle de classe. L’école était un rêve irréalisable… Une utopie.
Tu n’avais pas su me répondre. Tu l’ignorais autant que moi. Et, autant que moi, tu manquais de cette chose.
Liberté !
Le seul mot dont j’avais alors cherché, auprès de toi, à en connaître le sens, tu ne l’avais pas dans ton restreint vocabulaire.
Plus tard, je crus le retrouver sur les nattes de la mosquée du village, sous le regard de ce vieux barbu qu’était notre cheikh. Ce dernier nous ordonnait d’écrire et d’effacer des « sourates » -versets coraniques auxquels nous ne comprenions rien- sur nos planchettes que nous tenions sur nos genoux repliés. Nous récitions dans une totale anarchie : tous à la fois et chacun sa sourate, car nous avions tous des niveaux différents dans la classe. Et nous nous balancions dans un rythme monotone que le cheikh, rêveur, suivait de sa baguette. Il ne savait pas qu’au lieu de réciter les paroles saintes du Coran, nous lui lancions des injures et d’autres paroles blasphématoires.
Comme le cheikh, je choisissais ces moments-là pour m’évader. J’avais longtemps cru que c’était cela la liberté. Cela me permettait de me retrouver partout, sur les lieux des rêves… Comme toujours, sur mes îles secrètes : mes yeux suivaient les paires de chaussures, bottes et sandales en caoutchouc alignées devant la porte principale de la salle de prière transformée, pour la circonstance, en salle de classe… coranique.
Je commençais par les classer toutes, rêvant de la meilleure paire… Je savais alors à qui cela appartenait. Je pouvais toutes les distribuer sans risque de me tromper. Il faut dire que je marchais encore pieds nus dans la boue et les flaques familières au village, et je ne cessais pas de regarder les pieds des autres enfants.
Dans ces moments-là, « Liberté » voulait dire avoir des chaussures.
Encore une fois, je m’étais trompé. J’avais encore beaucoup à nager dans le lexique de bêtises humaines, où les mots sont inventés dans le seul but de combler les lacunes du vocabulaire.
Aujourd’hui, je comprends que liberté n’est rien d’autre que « l’évasion. »
C’est pourquoi, en dépit de vos boulets, je me fais pousser des ailes.
La fenêtre béante, sans volet, laisse passer dans la chambre l’air moisi distillé par cette sorte de puits carré formé par la bâtisse qui nous abrite.
Ici, l’extérieur de quatre « chambres » forme un vide qui suit toute la hauteur des bâtiments. Il reste ouvert au ciel, comme pour accueillir quelque don de Dieu. Vu de cette longue-vue géante, le ciel paraît si bas. Il est gris et trop petit pour contenir tous nos rêves.
Les rêves !
Que le mot est beau ! Il est aussi beau que nos évasions sont grandes. Aussi beau que l’amer sourire qui se dessine sur nos visages, devant les images furtives de nos passés, que chacun de nous revoit dans sa solitude… Nous croyons pourtant que tous les autres nous voient dans nos propres images, alors nous les retouchons, jusqu’à en faire des envieux dans nos têtes… Nous revivons toujours des histoires augmentées et corrigées, où nous sommes le héros incontesté.
Une seconde, une année ou un siècle… on ne saura jamais déterminer le temps que nous passons les yeux rivés sur le mur d’en face, éternel écran de nos évasions.
La notion de temps est absente et sans signification. On ne peut inlassablement compter les jours, le nombre de soupes servies, de visites reçues et celles ratées… Alors, on se laisse aller, faisant fi du jour et de la nuit.
Le ciel bas s’ouvre et l’ennui vient nous écraser de son imposant poids. C’est la panne de rêves. La plus dure des pannes que nos cerveaux puissent se permettre dans notre monde.
L’ennui vient nous étouffer, nous interdisant néanmoins de mourir. La mort est un refuge, et aucun refuge n’est toléré.
Comme tous mes camarades, je m’évade. Et, comme tous mes camarades, aux moments des pannes, je reste accroché à ce présent refusé, surpris par l’étreinte traîtresse de l’amère réalité.
La vie est toute nue. Comme mes révoltes ! Mes nuits aussi. Celles où je me torture la cervelle à tenter de réapprendre à conjuguer le verbe aimer. Mais tout ce qui squatte ma mémoire reste « haïr » et « oublier. »
Je te hais, société immonde qui ne me reconnaît plus ;
Tu me hais, bourreau qui ne me comprendra jamais ;
Il me hait, mon voisin-camarade qui devine ma présence, plus qu’il ne la sent ;
Elle me hait pour l’avoir oubliée pour mes chimères ;
Nous vous haïssons, tout simplement ;
Vous nous haïssez, car nous vous sommes différents ;
Ils nous haïssent, puisque nous dérangeons ;
Elles nous haïssent dans leurs rêves non comblés.
J’ai oublié la douceur de tes mains qui me consolaient ;
Tu as oublié mon souffle qui te caressait dans nos froides nuits;
Il m’a oublié, mon enfant à peine connu ;
Elle m’a oublié, pour l’avoir laissée dans son agonie ;
Nous t’avons oubliée, beauté de nos camps d’été ;
Vous nous avez oubliés, dans notre longue absence ;
Ils nous ont oubliés, les compagnons rescapés ;
Elles nous ont oubliés, pour d’autres libertés.
De ces deux verbes, je comble les lacunes de mon grand silence. J’en fais un jeu, avec lequel je combats mes infinis soupirs.
C’est si amusant de rechercher, sur mon clavier, de ces combinaisons, des musiques enchanteresses : de toutes les touches émergent des mélodies morbides que le cœur apprécie infiniment. Aucune guitare, ni orgue ne pourraient jouer les notes de mes partitions imprimées sur et par le noir de mon silence… Si bien qu’elles font renaître en moi l’espoir.
Espoir !
Encore un mot qui prend une énorme signification dans mon esprit avide… Dans mon monde vide !
Il constitue une barrière contre laquelle vient buter vainement le suicide. Comme j’ai dû le dire auparavant, il est partout alentour, le suicide. Ici, il ne cherche qu’une faille pour pénétrer l’intimité de chacun de nous. Ses dents de vampire n’arrêtent pas de grignoter nos barreaux protecteurs.
Mais l’espoir est là, qui fortifie l’acier à demi rongé, et le suicide, en attendant de renouveler ses forces, s’en va cuver sa défaite.
Je m’aperçois soudain que je dois me taire. On ne me donne plus le choix, on m’ordonne de me taire.
Et puis je constate aussi que les pensées venues du très profond de mon âme parviennent travesties de forme.
Heureusement que le fond, lui, reste le même.
Ce qui m’ennuie dans tout cela, c’est que je ne pourrai jamais les transmettre dans leur forme initiale.
Aliénation, éternelle compagne, nous mourrons main dans la main, étant, toi et moi, liés pour le meilleur et pour le pire !
Quand je vous disais que la réalité était amère !
Par politesse pour vous qui êtes prêts à consacrer de votre temps à la lecture de ces lignes, je commence par me présenter.
Mon nom est Hino Mable. Quant à ma profession, je préfère vous la laisser découvrir, au fur et à mesure de votre avancée dans les profondeurs ténébreuses de ce qui va suivre.
Reprenons !
Je disais que mon nom était Hino MABLE.
Il m’arrive souvent de me demander d’où me vient ce nom à consonance asiatique, alors que je ne suis natif d’aucun pays d’extrême Orient, ni même d’Orient.
Enfin, oriental, je ne sais plus quoi penser.
Toujours est-il que je me demande d’où il m’est venu, à tel point que j’ai, à maintes reprises, demandé à mes parents de m’éclairer sur son l’origine. Mais un mur infranchissable d’incompréhension et d’ignorance s’était toujours dressé entre nous.
Ce n’est pas un mur, mais une véritable muraille de...
Elle est vraiment asiatique, celle-là !
Pour tout vous dire, je suis simplement Galérien. Et c’est de Galère, mon cher pays que je voudrais précisément vous entretenir, car je ne pourrai vous parler de moi, sans une présentation en bonne et due forme de ma patrie.
Ainsi, la Galère est une petite île si isolée que nous, ses habitants, croyions que le Monde s’arrêtait à cet horizon circulaire qui nous entourait et contre lequel venaient buter vainement nos regards épuisés par l’air salé de la mer.
Nous vivions seuls, sans ingérence étrangère, car l’extérieur, pour nous, n’existait pas. Rien, ni personne ne venait déranger notre intimité, nos magouilles historiques, nos petites guerres tribales,...
Nos petites guerres !
Ben ! … Pour nous, la guerre n’était qu’un jeu. Et nous aimions beaucoup les jeux. Je peux même affirmer que nous les aimons toujours, puisque, plus tard, grâce à la découverte d’autres mondes, nous avons pu les améliorer, jusqu’à les rendre extraordinairement passionnants, attractifs, car de plus en plus meurtriers.
Enfin, au grand soulagement des Galériens, nous n’avons plus à attendre la mort naturelle venir nous surprendre dans nos lits douillets, telle une lâche. Désormais, elle le fait dans la rue, tous les jours et à toutes heures. Auparavant, très peu de Galériens mouraient dans nos jeux. Le pauvre peuple n’avait droit qu’à la mort naturelle, infamante, à l’exception de quelques accidents qui venaient, de temps à autre, une à deux fois par an, briser notre monotonie.
Et on trouvait le moyen de verser des larmes !
Quelle hypocrisie ! On pleurait pour faire croire qu’on mourait encore.
En réalité, nous pleurions pour faire des jaloux. Chaque tribu jouait à l’endeuillée pour provoquer l’envie des autres.
On jouait aussi aux endeuillés, car on manquait tellement de tristesse.
On pleurait surtout d’ennui. On s’ennuyait à... En mourir.
C’était LA-MEN-TABLE ! Nous n’avions qu’un seul cimetière et il s’obstinait à rester à moitié vide.
Heureusement que maintenant c’est beaucoup mieux.. Tout le monde à ses morts : nous les avons sur les bras ou sur la conscience. Nous en avons tellement que nous nous retrouvons contraints de détruire des habitations, des usines, des ponts, des routes, des écoles,...
A coups de bombes, s’il vous plaît !
Nous faisons cela pour ouvrir des cimetières très vastes. Une belle œuvre que nous comptons voir bientôt classée parmi les merveilles du monde.
Quant au Guiness, nous y avons déjà une place de choix, car la Galère, tenez-vous bien, est classée « Le Pays le plus dangereux du Monde »... Le record de l’année, pour plusieurs années encore.
Tout cela, parce que nous arrivons à tout détruire, sans trop d’efforts.
Qui dit mieux ?
Nous n’avons pas encore détruit le métro, parce qu’il n’est pas encore réalisé. Nous attendons la fin des travaux pour le faire.
En attendant, nous nous entraînons sur ceux des autres.
Comme il y va de l’avenir de la Nation, tout le monde participe à cette gigantesque réalisation de longue haleine. Nous comptons maintenir ce cap pour plusieurs années encore, car « la concorde » nous permet de nous réapprovisionner en cassette de jeux, si bien que nos consoles sont loin de trouver le moindre repos.
Tout le monde met la main à la pâte ( plastic et autres nouveautés ), gouvernants et gouvernés.
Nous essayons aussi de trouver des débouchés à notre savoir-faire et procéder à une intense exportation, puisque nous savons maintenant que le Monde est vaste. Nous sommes loin d’être des égoïstes, nous souhaitons procéder à un transfert de technologie, afin de faire bénéficier les attardés de ce Monde de tout ce que nous possédons comme connaissances.
Au fait, comment avions-nous découvert l’existence d’autres nations ?
Je sais que vous vouliez poser cette question, elle vous brûlait les lèvres, depuis le début de mon histoire, mais votre timidité vous en a empêché. Je vous facilite la tâche en anticipant sur la réponse.
Eh, bien ! Je ne saurais vous dire très exactement, je n’étais pas encore né, mais nos vieux, les Sages de la Nation, puisqu’ils disent s’en souvenir, nous racontent.
Ils disent que le monde nous avait plutôt découverts, et non l’inverse... C’est tout à fait naturel et logique, car nous ignorions son existence… Depuis, il ne cesse de nous découvrir.
Au fur et à mesure des découvertes, nous apprenions les langues et nous en faisions les nôtres. Nous changions d’identités au fil des débarquements.
Ceux qui devaient laisser leurs empreintes indélébiles profondément ancrées en nous, tatouées dans notre mémoire collective, et même individuelle, jusqu’à devenir INALTERABLES, étaient les Abariens.
Grâce à eux, nous sommes encore Abariens nous-mêmes, jusqu’à ce jour. Plus Abariens encore que les originaux. Maintenant, ils sont la « Copie. »
Nous nous appelons les « Galéro-Abariens », et d’autres disent carrément de nous les Abariens.
Les Abariens ( les premiers ) n’étaient pas des marins, comme tous ceux qui avaient eu l’amabilité de nous découvrir. Ils construisirent tout simplement un géant pont et arrivèrent par voie terrienne.
D’ailleurs, ils n’aiment pas l’eau, paraît-il. C’est pour cela que, chez eux, ils ont autre chose dans leurs sous-sols.
Ils sont repartis chez eux, voilà maintenant des siècles.
Mais, même comme ça, ils n’arrivent toujours pas à nous oublier, contrairement aux Farciens, derniers venus. Ces derniers ne nous ont rien laissé, hormis leur langue. Ils sont repartis comme ils étaient venus : à la hâte. Ils ne sont pas repartis aussitôt arrivés, certes, mais quand même...
En fait, les Farciens étaient restés en Galère pendant un siècle... et des poussières qu’ils nous ont laissées dans les yeux.
Je me trompe en disant qu’ils ne nous ont laissé que leur langue, cette « putain de guerre »... Pardon, je voulais dire butin de guerre, car c’est plus à la mode.
En tout cas, la Farcie, leur patrie ( mot que nous avons fini par très bien assimiler ), ressemble un peu trop à « farce. »
Leur passage l’avait été.
Heureusement que les Abariens étaient venus avant eux, sinon ils les auraient imités. Ces derniers nous aiment encore si et tant qu’ils continuent à nous guider de leur lointaine Abarie. Ils veulent nous éviter la déviation, car, paraît-il, notre île a tendance à dériver annuellement de dix centimètres, vers le Nord.
Nos bienfaiteurs souhaitent nous voir mettre le cap sur l’Est, pour nous rapprocher davantage du soleil.
C’est dire s’ils ne nous adorent pas !
Leur langue aussi est devenue la nôtre... Si « notre » que nous avons fini par oublier « l’autre. » Nous l’avons apprise avec aisance, car en plus de sa simplicité, elle a l’avantage d’être la langue du Message. Le Message ne peut être intelligible que laissé dans son contexte originel et original. C’est pour cela qu’il n’est transmis que dans sa langue initiale.
On l’appelle la langue du Message et, par extension, la langue du Savoir, car quand on est destinataire du message, on sait.
C’est enfantin, comme raisonnement.
Receleurs de l’Epître, nous ne pouvons qu’éprouver une fierté et une satisfaction sans commune mesure.
Aujourd’hui, grâce à nos « frères » Abariens, nous ne trouvons plus le temps de nous ennuyer à attendre la mort naturelle, comme on attend la pluie, dans ces lointaines contrées. Ils s’occupent bien de nous et n’ont de cesse de nous prodiguer leurs conseils, des stages d’apprentissage et de recyclage qui nous permettent d’approfondir nos connaissances... Et d’acquérir des méthodes ultramodernes en art de tuer... Collectivement et individuellement.
C’est ainsi que nous sommes devenus des innovateurs en la matière. Une simple bonbonne de gaz peut être transformée par notre technique en une bombe capable de vous faire sauter un wagon de métro...
Mieux.
Un bâtiment d’une superficie d’un cimetière.
Pourquoi avons-nous raté le métro parisien ?
Je vous attendais, depuis tout à l’heure.
Eh, bien ! Ne pensez surtout pas que cet essai fut un échec. Cet échec de façade est dû à deux raisons.
D’abord, la RATP rend tellement service à nos compatriotes ( ils peuvent rarement se payer des voitures ) que nous ne voulions pas lui causer beaucoup de dégâts.
Ensuite, c’est plus important encore, les auteurs de cet ouvrage étaient de jeunes stagiaires qui n’avaient pas encore terminé leurs études. Ils voulaient mettre en pratiques leurs cours théoriques, à une toute petite échelle, mais il n’y avait toujours pas de métro en Galère. Les pauvres avaient tant et tant cherché sans pouvoir trouver une entreprise à même de les prendre pour leur stage pratique... Ils avaient improvisé.
Tout cela reste du domaine du massacre collectif, qui est quand même un plus dur que l’autre, mais dans lequel, pourtant, nous excellons.
Quant aux actes individuels, il n’est qu’un jeu d’enfant, si bien que la plupart de nos enfants s’y exercent quotidiennement.
Vous êtes journaliste ?
Non. Attendez ! ... Simple correspondant de presse ?
Bang ! ... Une balle, une toute petite balle de rien du tout, un tout petit morceau de plomb, bien placé dans votre tête, et on vous ouvre bien grandes les portes du paradis.
Vous êtes écrivain ?
Alors là, rien que pour rigoler un peu, histoire de voir ce qui peut sortir de vos profondeurs ( nous sommes contre la censure, d’où qu’elle vienne ), nous vous tranchons la gorge, de part en part, d’une oreille à l’autre, beaucoup plus près de votre cœur que de vos dents noircies par le tabac et l’alcool, ces inventions de Satan.
Vous êtes... ?
Enfin, nous avons des méthodes appropriées pour chaque cas, toutes plus expéditives les unes que les autres. Dans certains cas, nous appelons cela le « K par K. » ( le Kabyle par le Kabyle )...
Et grâce à cet « Etat de Faits », le chômage, chez nous, est devenu un vain mot : Tous ceux qui ont des armes recrutent. Et les armes ne manquent pas. Aussi bien chez les gouvernants que chez les gouvernés. Nos frères, qui ont beaucoup d’argent ( il paraît que leur sable se transforme en cette matière ) nous financent bien. Et pour leur montrer un peu de gratitude, nous leur offrons, gracieusement, des spectacles des plus excitants.
Même les autres, ceux qui ne sont pas nos frères, d’après nos guides, ils peuvent tout aussi profiter de nos spectacles.
Ce qui nous étonne, nous, les Galéro-Abariens, c’est le fait que tous nos spectateurs s’obstinent à nous regarder de loin, alors qu’ils ont toute la latitude de venir nous voir de plus près.
Avec leurs machines à tout faire, ils sont tous devenus fainéants.
Qu’à cela ne tienne, nous nous déplaçons nous-mêmes. C’est pourquoi, nous sommes devenus d’éternels ambulants. Nous essayons de rejoindre ces adeptes du farniente, partout, dans ce vaste monde.
Nos tentatives s’avèrent souvent fructueuses.
Nous utilisons divers moyens : bateaux, barques, radeaux, chambres à air,... Il y en a même qui partent à la nage. Il n’y a que les avions que nous évitons, car voler dans les airs, tels des oiseaux, nous paraît un acte contre nature… Surtout que de hauts bâtiments construits par ces gens qui ne sont pas « nos frères » peuvent facilement se retrouver sur notre chemin… Vous voyez le tableau ?
Comme nous n’avons pas de bonnes connaissances sur les techniques de voyages ( nous les laissons volontiers à nos visiteurs ), nous atterrissons... nous échouons un peu partout, sans jamais choisir nos destinations... J’allais écrire destinées, tant tous nos actes restent tributaires de ce mot. Tous nos actes y sont attachés. Même celui de tuer, car « on n’échappe pas à sa destinée », disent nos sages.
Finalement, là où nous débarquons ( tiens ! Les rôles se sont renversés ) nous sommes généreusement accueillis. Les autres pays nous préparent même des cités de transit, des centres spécifiques tout près d’autres frontières, afin que nous puissions partir même sous les réservoirs de camions de marchandises auxquels délibérément on a préparé des haltes pour que nous puissions prendre le temps de nous cacher ou, pourquoi pas, dans des trains.
Ils nous savent affectés de notre bougeotte toute fraîche, alors ils ne cherchent aucunement à nous sédentariser. Nous clouer à une même parcelle de terrain, pour toute la vie, serait porter atteinte à notre dignité de Galériens... Nous avons toute la mort pour ce faire.
Nous restons chez eux des transitaires, qui n’attendent que l’heure du retour ( par charters ) ou celle d’un envol, vers une autre destination.
Des transitaires et des clandestins.
Je comprends transitaires, mais clandestins, j’ignore pourquoi on nous affable de cet inutile adjectif.
Clandestins ou transitaires, nous cherchons toujours à connaître l’inconnu, ce qui nous oblige à ne jamais rester trop longtemps dans un lieu.
Ah, l’inconnu !
Vous devez ignorer tout le plaisir que procure la découverte de l’inconnu.
Attendez ! Je ne parle pas des inconnues que vous vous cassez la tête à définir, dans vos équations, vos fonctions ou je ne sais quoi d’autres.
Je parle d’inconnu, au masculin. Le féminin, chez nous, vous ne devez certainement pas l’ignorer, n’a pas droit de cité. C’est trop faible et ça ne peut pas tuer,... ça n’aime pas les guerres et ça n’invente pas d’armes.
Renaud le sait bien, lui.
J’ai failli perdre le fil de Aïcha.
Quoi ? ... Quelle Ariane ? Mais je ne la connais pas, votre Ariane. Elle n’est certainement pas de chez nous, sinon je l’aurai peut-être connue. J’aime bien les femmes, surtout quand elles sont Galériennes... Mais je pourrais aussi les aimer étrangères.
Donc, nous parlions de voyages... Je tiens, à ce propos, à vous raconter les miens, car, comme tout Galérien qui se respecte, j’en ai aussi fait. Comme tous ceux de ma race, il m’est aussi arrivé d’être « déplacé. »
Mais, pour ne pas vous prendre beaucoup de votre temps, je me contenterai de vous raconter mes deux derniers « safaris »... Les deux derniers voyages que j’ai effectués sans être déplacé par une force extérieure autre que celle de notre Intérieur et de notre... Défense.
D’abord, j’avais échoué ( pas au bac, je ne l’ai jamais passé, pour éviter justement l’échec ) au sud-est, sur une dune d’un pays frère. Je m’en étais aperçu au lever du soleil : Il venait par la Droite... Je pense que je devais avoir fait le tour du monde ou que j’avais la tête en bas... Peut-être aussi que le monde s’était retourné à mon insu.
Comme nous n’avons jamais d’argent, quand nous voyageons, j’eus besoin de travailler pour manger. Je ne devais quand même pas mourir de faim, vous en conviendrez, on assimilerait cela à une mort naturelle. Ce serait une honte que Monsieur Propre ne pourrait pas laver.
Je ne trouvai qu’un travail de maçon. Et étant Galérien de souche, j’eus même la faveur de faire un boulot qui n’était pas le mien. C’est-à-dire, un travail qui n’avait aucun rapport avec le métier de maçon... Pour lequel, bien sûr, je n’étais pas payé. Je soulevais des poutres, je déchargeais des tonnes et des tonnes d’acier rond à béton, de ciment, de briques,... Et de brac. Enfin, tout ce qui pouvait peser et auquel les autochtones ne voulaient jamais toucher.
Cela me réjouissait fortement : on me permettait de faire quotidiennement de la culture physique ( très physique même ) et, au lieu de me réclamer des cotisations mensuelles ou une quelconque participation financière, on me donnait, au contraire, un peu d’argent. On l’appelait salaire... Enfin, un salaire, je ne sais plus si c’est pertinent d’appeler ça comme ça, mais c’était un peu d’argent, quand même. Je ne pouvais tout de même pas demander la lune, je n’étais pas en ligne avec Bouygues Telecom... Je ne le connaissais pas encore... On ne pouvait pas me donner un salaire, comme on l’entend ailleurs. Il faut être réaliste et ne pas oublier que je bénéficiais de cette dé-culture psychique... Pardon, culture physique.
On me donnait de quoi... vivre. Pour preuve, je prenais un repas par jour, et je suis encore vivant, sinon vous n’auriez jamais eu ce magma entre les mains.
En reconnaissance à ce pays « frère », je donnai un bras à sa communauté, avant de le quitter.
Mon deuxième « trip », voyage, si vous voulez, m’a fait égarer au Nord.
Là, comme je n’étais pas dans un pays « frère », il m’arrivait souvent de ne pas travailler. Mais alors, pas du tout. C’était vraiment dur de ne pas travailler. Il y avait, fort heureusement, des combines, ignorées dans mon pays, dont j’usais dans cette contrée d’accueil. Après la Rente Maximal Intervertie, dont je bénéficiais grâce à certaines subtilités des lois locales, je m’étais inscrit au chômage.
Le chômage, tout le monde le connaît, c’est une façon de travailler au noir et de toucher, parallèlement, le pécule ci-haut cité, car toujours demandeur d’emploi.
Cela n’est pas la loi, mais presque.
L’argent que je recevais par ce biais, je l’envoyais au bled, à la famille, qui était restée là-bas, en Galère, car il fallait bien y laisser quelqu’un pour garder les traditions, et la femme reste la plus indiquée pour jouer ce rôle, puisque inutile dans nos mâles activités.
Quant à moi, pour vivre, je trouvais toujours quelque chose à manger, chez des associations ( généralement religieuses ) et même dans les poubelles... Les poubelles de ce dernier pays d’accueil sont souvent plus propres que beaucoup de restaurants de Galère.
Alors, voyez-vous, je n’avais pas à me plaindre.
Mais je ne vais tout de même pas vous raconter toute ma vie dans ce pays ! Je vais l’abréger et vous saurez comment j’ai pu le quitter.
Un jour, alors que je sautais de poubelle en poubelle, dans un quartier réservé aux « autres », je fus interpellé par deux individus qui disaient être des policiers... Enfin, ils m’avaient dit « Agents de l’ordre public. »
En fait, pour moi, ils étaient plutôt des agents de désordre biblique, puisqu’ils avaient tout simplement perturbé ma prière.
Eh, oui, je priais, devant mes poubelles !
Je demandais à Dieu, auquel je croyais dans ma faim, de remplir les dites poubelles de morceaux de viande, bien enveloppés dans du film étirable, pour leur éviter la souillure que le contact avec les autres déchets pouvait provoquer... Même de la viande de porc. Je ne fais jamais la fine bouche et je savais que mon Dieu était prêt à me le pardonner, car on m’a toujours appris qu’Il était « Misère et Cordiaux »... Je n’ai jamais compris l’emploi de ce pluriel. Moi, j’aurais dit tout simplement cordial, mais on me l’a toujours appris ainsi.
Ces agents avaient donc considérablement chamboulé mes projets : en plus de pouvoir manger, grâce à ces poubelles, je trouvais aussi du savoir. Mon plan premier était de rassembler le maximum possible et de repartir chez moi, en Galère, où, paraît-il, il était très prisé en ce temps-là… Je parle du savoir.
Les poubelles et le savoir...
Vous ne devez pas ignorer que les poubelles et la culture...
Enfin, j’arrête, je ne vais pas m’éterniser sur un sujet que tout le monde connaît, ce serait défoncer des portes ouvertes.
Je reviens à mes agents.
Je restai souriant ( comme d’habitude dirait Sardou, à Bercy ), attendant de voir ce qu’ils me voulaient.
- Galérien ? Me demanda l’un d’eux.
A la bonne heure ! Il m’avait enfin reconnu.
- Oui, Monsieur le policier au chien policier. ( Parce qu’il avait, tenu en laisse, un chien, un berger allemand, mais que nous appelions chez nous « chien poulici »)... Je suis Galérien et plus vrai que moi, vous n’en trouverez pas. Mes semblables et moi-même sommes une denrée rare... Et tout ce qui est rare est précieux.
- Ben, alors, tu feras un AUTHENTIQUE coupable.
Je ne compris rien, mais l’autre daigna m’expliquer :
- Nous avons un léger problème.
- En quoi puis-je vous être utile, Monsieur l’Agent ? ... Que dois-je faire exactement ?
- Mais rien ! T’as pas à faire, … tu ES. Tu es Galérien et c’est largement ( et même longuement ) suffisant.
- Je ne comprends toujours pas, Monsieur l’agent.
- Mon pote, t’as même pas besoin de comprendre. T’as qu’à voir notre révolution. Crois-tu que nos morts avaient compris quoi que ce fut ? ... Mais je vais quand même éclater ta vessie... Je voulais dire éclairer ta lanterne. C’est vrai qu’on prend toujours les lanternes pour les vessies... C’est ce qui donne toute sa signification au proverbe, n’est-ce pas, mon pote ?
Il « éclaira ma lanterne. »
C’était d’une simplicité à vous faire tomber à l’inverse de la renverse. Simplicité enfantine. Je fus même sur le point de dire à cet argent à l’ordre ( pardon ! Agent de l’ordre ) : « Elémentaire, mon cher, élémentaire ! .» Je ne le fis pas, car il m’aurait certainement pris pour un anglais, moi qui suis Galérien. Il aurait pu être capable de me reprocher la honteuse défaite de Louis IV, moi qui n’étais même pas né, à l’époque. Je me tus et écoutai le récit.
Le problème était donc d’une simplicité étonnante : à quelques deux cents kilomètres de là, leurs collègues avaient un cadavre « sur les bras »... Depuis un mois, m’avait-on dit. Ces collègues devaient être très robustes ou très résignés, pour supporter un tel poids - on dit que les cadavres pèsent, dans tous les sens - et dans une telle position, pendant tout ce temps, sans rechigner.
Enfin, un cadavre, vous devez tous connaître... Comme les nôtres, sauf que celui-ci, en toute apparence, n’avait pas été décapité... Alors, comme certains des nôtres.
Les policiers avaient cherché, partout, sans avoir pu trouver un coupable idéal. Il y’ en avait pourtant à la pelle, même si ces agents n’avaient pas de pelles. Ils auraient pu en acheter, chez le quincaillier du coin, mais ils ne l’avaient pas fait. Il manquait peut-être de fonds ? Sinon, des coupables, il y en avait tellement, il suffisait de se pencher pour en ramasser, partout et à tout moment, particulièrement dans certains quartiers où la politique de proximité trouvait toute son autre signification.
Mais nos policiers avaient de la peine à en trouver. Les coupables étaient pour eux, comme, chez nous, les kiwis : INTOUCHABLES. Ils sont là, sur les étagères, mais essayez d’y mettre la main. Vous vous brûlerez les doigts, c’est moi qui vous le dis. C’est pire que les cactus. Qui s’y frotte s’y brûle !
Je compatis à la douleur morale de mes policiers. Même que des larmes glissèrent subrepticement de mes yeux. Les hommes de loi m’imitèrent immédiatement. Nous avions pleuré un bon coup ensemble, le chien compris. Ce dernier avait la tête baissée, les oreilles inclinées vers le sol et émettait un sifflement aigu ( siffle, Montaigu ! - Montaigu, c’est à Melun, perdu en France ) qui ne pouvait être que des pleurs... Des pleurs spécifiques. Comme un certain socialisme que nous avions adopté, dans le temps. Un socialisme enveloppé de dictature militaire et qu’on appelait le « Socialisme spécifique », et que certains nostalgiques de ces temps non encore perdus cherchent à faire revivre, ces derniers temps. J’en veux pour preuve les élections à « remplissage » et le musellement de la presse, exactement comme au temps de...
Mais cela ne fait rien. Au contraire, ça ne nous fera que du bien, car, ainsi, nos techniques macabres ne feront que s’améliorer, et ça doit être le but recherché.
Je reviens à mes policiers, avant que je ne me perde dans quelques geôles du socialisme spécifique.
Je consentis à être leur coupable, quand l’un d’eux sursauta :
- Mais il n’a qu’un seul bras, dit-il à son coéquipier. Il ne fera jamais un complet coupable.
Je le rassurai en lui disant que je pouvais parfaitement me servir de mon unique bras pour accomplir ce forfait ( pas celui d’S.F.R. ) et que, au besoin, j’étais prêt à le lui prouver.
Autre chose m’irritait : ce policier, cherchait-il un coupable ou un complet ? Ce n’était pas à côté des poubelles, encore moins à leur intérieur qu’il pouvait trouver un complet ! Il devait se contenter d’un coupable sans complet, mais habillé d’un jean, pour paraître « IN. »
Le compromis fut vite trouvé. J’avais un bras valide, par conséquent, je pouvais bien avoir accompli ledit forfait.
Au commissariat, je fus accueilli avec tous les honneurs dus à un G.C.C. : Galérien coupable consentant.
Il y avait là une fanfare, des musiciens de renommée mondiale, des clowns, des jongleurs,... si bien que je m’étais cru dans un cirque. Un cirque où l’attraction principale n’était pas tout ce beau monde que j’ai décrit, mais votre humble serviteur. Tout le monde s’intéressait à moi. A voir la curiosité manifestée à mon égard, je conclus que j’étais vraiment une rareté, mais que je m’ignorais. J’aurais pu, depuis longtemps, exploiter ce fait.
Quelqu’un a dit : « Après la fête, on se gratte la tête. »
Baliverne ! Il se trompe totalement. Il est complètement à côté de la plaque... chauffante. Parce que moi, je ne m’étais pas du tout gratté la mienne. Je ne faisais que l’effleurer. Légèrement, comme ça, du bout des doigts. Ma tête était couverte de bosses, de plaies et de sang. Je m’étais même cru en Galère.
C’est curieux, comme le sang me rappelle toujours ma chère patrie héritée.
Après la « fête », j’avais répondu aux questions.
- Nom et prénom ?
- Hino MABLE.
- Innommable, comment ?
- Hino MABLE.
- O.K. Innommable INNOMMABLE.
Le policier désigné pour prendre ma « déposition », comme ils disaient, s’arrêta soudain de poser ses questions et me regarda méchamment dans les yeux. Il n’avait pas froid aux siens. Probablement à cause du radiateur, qui était juste à sa droite. Les miens, des yeux, étaient en train de compter les rares cheveux de son crâne brillant... ( Comme Dany.) Ces derniers étaient si rares que les compter me fût une tâche des plus aisées.
- C’est un flag ! Me cria le policier au visage. Puis, il éclata de rire. J’en profitai pour en faire autant ( rire, pas crier ), car qui penserait à Fellag, et pourrait se retenir de rire ?
Mais il ne faisait pas allusion à Fellag, cela devait signifier autre chose. Je crus comprendre qu’il s’agissait de la tête chauve.
- Alors, fils de pute, ajouta mon policier, il te plaît, mon crâne ?
- Ton flag ?
Après un échange de paroles, ici, irréproduisibles, il tenta de me donner une explication de ce mot, mais sans arriver à me convaincre, puisqu’il me parlait de « la main dans le sac », alors que tout alentour, il n’y avait trace de sac.
Il m’expliqua autrement :
- Fils de pute, je t’ai surpris en train de regarder mon crâne. C’est ça, le flag.
C’était pourtant ce que j’avais pu comprendre : le flag, c’est regarder le crâne des autres.
Un point restait obscur : je ne savais pas qu’il connaissait ma mère, encore moins que celle-ci fut une pute. Pour moi, elle était la vertu même.
Si mon père avait appris qu’il avait, toute sa vie, été cocu !
Vous en doutez, vous ?
Si ce flag... Euh ! Ce policier le dit, cela ne pouvait être que vrai. Vous savez, à la police, on est très bien renseigné sur tout le monde. En plus de leurs « zozors », ces écoutes clandestines sur vos lignes téléphoniques, on loue des chambres, en face de chez vous, et on vous surveille H 24. Vous n’avez qu’à demander à Bernard Tapie. Vous pouvez désormais le joindre, non dans sa cellule, mais à son émission radio. Vous trouverez son numéro dans les pages jaunes. Je t’enverrai une facture pour cette pub, Bernard. Une vraie facture... C’est la radio qui va payer.
Je n’avais pas osé contredire le policier sur les activités méconnues de ma mère, je craignais de me voir ridiculisé davantage. Il était peut-être en mesure de me faire visionner une cassette ou un DVD, et je n’aurais pas apprécié de voir ma mère dans son intimité... Vous ne devez pas ignorer tout ce que ma culture m’interdit de voir, n’est-ce pas ? Et puis, si le policier me montrait ma mère dans sa position « jambes en l’air », que je ne lui connaissais pas, je risquais de...
Voyant que je ne répondais pas à ce... « fils de pute », il enchaîna :
- Nationalité ?
- Galérienne.
- Profession ?
- Galérien.
Et ce fut tout. Mon interrogatoire fut beaucoup plus court que ma « fête. »
Le policier retira sa feuille de la machine à écrire modèle 1920 et lut à haute voix :
- Innommable INNOMMABLE, nationalité Galérienne, galérien de métier et d’origine... Non seulement il est GCC, mais il avoue avoir des forfaits à son actif. Il a même un portable sur lui, chose qui lui a été confisquée, bien sûr, en vertu de la loi en vigueur... Signe, ici !
Je ne m’exécutai pas, j’attendis la suite.
Il me regarda, un instant puis, ajouta :
- Mon petit galérien, tu n’es pas sorti de l’auberge !
Tiens ! J’avais pensé à un cirque, mais jamais à une auberge ! ... Vraiment cela me dépassait.
Il enchaîna :
- Nous allons t’emmener en galère, pour longtemps.
- Merci, Monsieur le policier. Vous avez certainement deviné ma nostalgie.
- Alors, signe, ici.
- Je veux bien, mais je dois savoir ce que je signe, monsieur le commissaire.
- Et pourquoi, tu veux savoir ?
- Juste pour savoir, Monsieur le ministre.
- Galérien, sois raisonnable ! Tu sais bien que tu n’as pas besoin de savoir quoi que ce soit. D’ailleurs, tu ne sais pas lire... C’est mentionné ici. Tu vois bien que ce n’est pas écrit en galérien... Au fait, comment s’écrit le galérien ? De droite à gauche ou de haut en bas ?
Je ne sus quoi répondre à ce monsieur qui paraissait être au fait de tout, y compris de ma culture ancestrale, pourtant bien enfouie par des siècles d’obscurantisme.
Je parlais en galérien, je chantais en galérien,... Je faisais même l’amour en galérien, quand il m’arrivait d’avoir de quoi payer une chambre d’hôtel et une bière dans un bar du vingtième, à Paris. ( Paris, c’est en France, un patelin bien perdu au centre nord de ce pays.) Je faisais donc tout en galérien, mais écrire,... Cela ne viendrait à l’idée de personne d’écrire en galérien. Pourquoi faire ? Nous n’aimions pas le gaspillage. Le papier était par ailleurs trop cher, comme tout ce qui se vendait chez nous. Le galérien, nous l’aimons si fort que nous en faisons une langue de cœur. Nous la gardons jalousement dans les nôtres, si bien qu’elle reste là, entre les fibres de nos viscères, sans jamais pouvoir être délogée...
C’est dire notre jalousie.
Quant à l’école, nous nous contentons de lui léguer nos butins de guerres.
Après le commissariat, car, m’étant rendu à l’évidence, je finis par signer, ce fut à l’asile que me ramena la providence. Je fus nourri et hébergé dans un lieu - ce devait être l’auberge dont parlait le policier - où tous les « résidents » étaient des coupables. On avait réussi à en rassembler une quantité plus que satisfaisante. Je dis « quantité », parce que nous ne finissions pas d’être comptés et recomptés, et puis nous n’avions plus de noms, mais de simples numéros. Je n’ai retenu qu’un seul nom... Pardon ! Un seul numéro, c’est le 32453802217, parce que les gardiens l’appelaient plusieurs fois par jour, au parloir. Il avait une sœur, dont je ne connaissais pas le numéro, … ( pardon, le nom ) qui venait régulièrement lui rendre visite. C’était pourquoi les gardiens le favorisaient à tous les autres « coupables », si bien que nous avions tous fini par apprendre son numéro. Pourtant, quand un gardien venait l’appeler dans la cour, il faisait escale au chiffre 5, tant il était long, ce numéro.
Ce que j’avais trouvé curieux, dans cette expérience "hébergeante", c’était que tous les pensionnaires de l’auberge criaient à ceux qui voulaient les entendre qu’ils n’étaient pas coupables.
Heureusement que les surveillants, qui veillaient sur nous, ne les écoutaient pas. Ils se seraient tous retrouvés sans nourriture et sans toit gratuits. Nos anges gardiens n’oubliaient jamais de nous le rappeler.
Je fus heureux d’apprendre qu’on devait me garder de dix à vingt ans.
Je dus déchanter très vite, car douze personnes habillées de rouge, qui ne me connaissaient pas le moins du monde, dont même des femmes, allez savoir ce qu’elles étaient venues faire à mon audience, avaient déjà inventé une phrase des plus décourageante : « le bénéfice du doute. »
A cause de ces quelques mots, alignés dans un ordre qui n’arrangeait que les douze, je fus déclaré « non coupable. »
« Non coupable » ! ... Deux mots entiers... On eut pu employer un seul mot, être plus économe que ça. Cela aurait pu donner « incoupable » et pu prêter à confusion. Le secrétaire greffier aurait pu écrire « un coupable », sur son procès verbal... Je préfère l’appeler ainsi, car une « minute », comme j’ai entendu dire les autres, me paraît totalement déplacé, puisque cela avait duré des heures.
J’allais donc être contraint de reprendre ma galère culturelle et intellectuelle, de poubelle en poubelle, de station de métro en station de métro,... Enfin, mon RER... Pardon ! ... Mon train-train quotidien de Galérien galérien.
Mais, comme mes prévisions aboutissent toujours ailleurs que là où je l’imagine, au dénouement de cette affaire des douze, et après la cour d’appel, devant laquelle m’avait renvoyé Monsieur l’avocat général, dans son ultime tentative de m’aider à être reconnu coupable, je ne retrouvai aucun train, ni celui des longs trajets, ni celui des banlieues. On me mit tout simplement dans un bateau en direction de ma Galère. Je devais me ré-initier pour pouvoir devenir un vrai coupable international et ne plus décevoir personne.
Ah ! Cette chère Galère !
Le comité délégué par mon pays, pour m’accueillir devant la passerelle du bateau ne tarda pas à me donner un avant-goût de toutes les joies qui m’y attendaient. Il ne fallut pas beaucoup de temps pour voir et boire du sang, le mien, en l’occurrence, et cela m’apporta un indicible plaisir, depuis longtemps oublié. La joie que je ne pouvais cacher se lisant aisément sur mon visage, je constatai que notre grand jeu n’était pas encore terminé, malgré cette nouvelle loi qui voulait y mettre un terme, à savoir La Discorde... Militaire, « votée », disait-on.
A sa sortie du port, le fourgon qui me transportait fut attaqué. Les joueurs avaient dû entendre parler de l’arrivée d’un International et ils voulaient sans aucun doute m’avoir à leurs côtés plutôt qu’en face... Ils ignoraient que j’étais loin d’être un bon joueur... Mais, comme je venais de l’étranger, tous les espoirs étaient permis.
Je ne voyais rien de ce qui m’entourait... De ce qui se passait dehors. Mon escorte avait fait en sorte de me soustraire aux regards. Mais le sifflement des balles qui ricochaient sur la tôle du véhicule était si près de moi que je me sentais participer à la partie.
Mes cinq accompagnateurs, attirés par le passionnant jeu, avaient sauté à terre, arme au poing, et m’avaient oublié dans cette espèce de K.G.B fermé à clé... Pardon ! Cagibi.
Je ne vis pas passer le temps. Il était certainement passé à l’extérieur du fourgon... A côté des balles sifflantes.
Lorsque nous arrivâmes au commissariat ( tiens ! Encore un ) il faisait déjà nuit.
Je renouai immédiatement avec ces mines souriantes propres aux Galériens.
L’officier auquel on me présenta fut quelque peu contrarié. Je l’avais déçu, car je crois avoir semé la honte sur tout le pays, d’après lui.
- Pourquoi n’as-tu pas été reconnu coupable, là-bas, d’où tu viens ?
- Ce n’est pas de ma faute, répondis-je... C’est celle du « bénéfice du doute », qui s’est mêlé, à la toute dernière minute, me prenant au dépourvu... A croire qu’il avait été inventé pour moi.
- Si ce n’est pas une honte ! Un Galérien qui nous revient de l’étranger, non coupable ! ... Nous allons remédier à ça. Nous trouverons bien un moyen de te culpabiliser, mon petit... Cela ne devrait pas être d’une grande difficulté, puisque, chez nous, il ne sera jamais question de bénéficier du doute. Le doute, comme tu dois certainement le savoir, sert à charge... Et puis nous avons fini par trouver une loi qui arrange tout le monde, nous les premiers.
Merveilleux !
Quand je vous disais que les miens étaient créatifs !
Pourtant, je me sentais quelque peu inquiet. Même si l’officier m’en avait rassuré, je ne savais toujours pas comment on allait procéder. Y’aurait-il encore cet avocaillon, payé ou commis d’office, qui chercherait à trouver une faille dans leur trame ?
« Ah, messieurs ! Vous avez oublié de relier ces deux fils. C’est un vice de forme, donc, un tissage erroné... Nul et non avenu. »
Il n’irait jamais jusqu’à penser qu’il ne pouvait s’agir que d’un seul et même fil, coupé, dont les extrémités n’arriveraient pas à se rejoindre. Il n’admettrait jamais que ce fil se serait rompu suite aux différentes « manipulations »... de l’ouvrage.
- Que va-t-on me reprocher ? Me hasardai-je à demander à l’officier.
- C’est simple... Tu as bien envoyé des articles aux journaux ?
- Oh, oui ! Même à des journaux étrangers.
- Ben, voilà ! C’est réglé.
Puis il se mit à m’énumérer les chefs-lieux d’inculpation susceptibles de m’aider à me faire condamner et éviter la mort naturelle : « atteinte à la sûreté de l’Etat », « atteinte à l’unité Nationale », « diffusion d’écrits subversifs », « émigration illégale », « non coupable à l’étranger »,...
- Et puis, avait-il ajouté, « participation à un attentat à la bombe »... Ton bras nous a été parvenu du pays frère où tu avais séjourné... Il est toujours dans le frigo, nous le présenterons comme pièce à conviction, qui sera versée dans le dossier en qualité de « preuve irréfutable »... Fais-moi confiance.
Je lui fis confiance, car il était né chez nous.
A l’heure où j’écris ces lignes, que vous lirez peut-être, « si vous avez le temps », mon cœur n’arrête pas de danser sur le rythme de nos mitrailleuses. Je suis enfin heureux, car j’attends avec impatience l’exécution de ma sentence.
Au vu de la loi d’exception, dernière trouvaille galérienne, « anti-vice de forme », dont j’ignorais l’existence, auparavant, je suis tout simplement condamné à la peine de mort, malgré le « bénéfice du doute », mis en avant par l’avocat.
« Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ! » J’échappe, doucement mais sûrement, à la mort naturelle, qui avait failli m’avoir.
Pour éviter toute perte de temps et d’argent, ainsi qu’une éventuelle « ingérence étrangère », Monsieur le Président de la République Autonome Des Pingouins ( puisque nous sommes des îliens ) a déjà signé l’exécution de la peine.
EVASIONS
Je défais ma vie.
Est-ce un remords qui déchire mes entrailles et qui me pousse à vomir ma vie, dans un grand soupir, ou mon âme en a-t-elle de la supporter au point de vouloir l’expulser de sa grande exiguïté ?
Peut-être est-ce un désir longtemps refoulé qui refait surface, jaillissant du fonds ténébreux de ma mémoire et me contraignant à déterrer ces restes de mes regrets ?
Ma vie, ai-je dit ? … En est-ce une ?
Je regarde cette chose inerte, étalée devant mes yeux, et je ressens un haut-le-cœur.
Je n’en sais plus. Toujours est-il qu’aujourd’hui je défais ma vie qui n’en est plus une, et je me souviens.
Je ne me rappelle plus depuis combien de temps étais-je resté là, devant ma fenêtre, à torturer le monde de ma nostalgie haineuse. J’avais peut-être un peu trop bu ; je ne pus réussir à aimer le spectacle, pourtant gratuit, qui s’offrait à mes yeux, tant sa réalité m’était amère.
Ce spectacle, s’il en était un, agitait sans cesse le champ printanier de mes pupilles que pourtant j’aurais voulu immobile.
Je me rappelle encore que le ciel me faisait mal à la tête. Il était si bas qu’on eût pu dire qu’il avait raté son envol. J’avais alors, tout au fonds de mon être, comme un sentiment de suicide. D’ailleurs, cela sentait partout le suicide. Beaucoup de mes connaissances, de mon âge ou d’âges avoisinants, sans même s’être réunis en assemblées générales, avaient décidé la dissolution anticipée de leurs tracasseries. Ce devait être dû au fait que la vie en avait pardessus la tête des incessantes plaintes des hommes. Elle avait délibérément décidé de se décortiquer.
J’étais précisément en train de la regarder avec curiosité, pendant qu’elle se disséquait, quand mon ami me tira par la manche.
Je l’avais totalement oublié, celui-là ! Nous l’appelions « Le bachelier. » Non pas qu’il le fut, loin de là, mais nous faisions allusion à celui de J. Vallès. Le nôtre ne réussit pas à aller au-delà du collège. Plus tard, il ne trouvera jamais de travail, et il imputera ce fait à l’insuffisance de son niveau scolaire. La véritable raison en était l’image que tout le monde se faisait de lui. Il répondait à tout employeur éventuel qu’on l’avait « foutu à la porte du collège » pour avoir mis sur pied un périodique qui « ne pouvait faire de bien à personne. » Sue ce point, il avait mille fois raison, notre cher ami, puisque, même à lui, son périodique n’avait fait que du mal.
Il s’appelait Idir. Mokrane, je crois… Ou encore Mohand.
"Idir, Mokrane ou Mohand" était très maigre. Il avait même perdu toute la beauté de son adolescence. Parce qu’il disait qu’il avait été, jadis, adolescent. Allez savoir s’il l’avait jamais été.
Il était maigre, car il ne dormait presque jamais… Tant pis pour lui
Il me tira par la manche, je le regardai d’un air interrogateur et surtout plein de reproches… Avec beaucoup d’amertume, même si cela ne pouvait plus l’atteindre. Je tenais à lui faire comprendre que je désapprouvais son geste qui avait définitivement dérangé ma rêverie.
Il me fit signe que c’était l’heure de déshabiller le jour.
A vrai dire, ce dernier se déshabillait tout seul, il n’avait nul besoin de notre aide… D’ailleurs, nous ne l’aidions d’aucune façon, si ce n’est en le regardant faire, d’un air de frustrés voyeurs.
Je ne voudrais jamais vous le décrire dans toute sa nudité, tant il était laid et cela le complexerait sans aucun doute, et j’en aurais des remords à en revendre. Il était loin d’être aussi beau que quand il est habillé… Pas aussi beau que de son vivant non plus.
« Le jour est mauvais à voir dans deux conditions. Quand il se déshabille et quand il meurt : il est difforme. »
C’était « Le bachelier » qui me fit un jour cette révélation.
Encore une fois, il avait raison.
Depuis, nous éprouvions un vilain plaisir à le surprendre dans sa nudité et même dans sa mort. Nous le regardions pour le haïr davantage, comme si chacune de ses visions nous poussait à plus de rancune et de mépris à son égard.
Jadis –je ne me rappelle plus de quel temps était ce « jadis »- nous étions de très bons amis, le jour et moi. Puis vint la guerre des ondes qui nous mit chacun d’un côté de la barricade sociale, et nous devînmes ennemis. Nous nous fûmes même entre-tués à maintes reprises. Des accrochages étaient souvent décrétés par nos gouvernements respectifs et nous nous retrouvions dans l’obligation de satisfaire, aussi bien lui que moi, leurs désirs.
Ce fut d’ailleurs ainsi que je connus plusieurs morts.
Je me rappelle qu’à chaque fois, soit à chacune de mes morts, il y avait énormément de candidats … qui réussissaient à mourir.
Une fois, ce fut même très fatigant. La file était longue, longue, longue…
Au fond du couloir, un homme élégant brillait de milles étoiles. Il se prenait pour un psychologue, avec un énorme « P. » Il posait des questions aux morts pour, disait-il, mieux les comprendre. Il se disait aussi « Démon-Crate. » Ses intimes l’appelaient simplement « D.C. » et nous avions fini par en faire de même, car, pour s’éviter ses foudres, il nous fallait nous rapprocher de lui au maximum, usant de cette familiarité très bien vue par notre psychologue.
On racontait que « D.C. » avait fallu s’appeler « DCD » car, disait-on, un ministre, qui fut de ses intimes, voulut faire de lui son ambassadeur au paradis. D.C. s’en fut même acheté une valise diplomatique à cet effet.
Après consultations de nos questionnaires, notre « Psy »faisait le tri des morts en fonction des origines sociales.
Je voulus tant être classé aux « A », je ne le fus qu’aux « C »
Quand je voulus connaître les raisons de cette orientation « arbitraire », je regrettai immédiatement l’emploi de cet adjectif. Comme quoi, il ne faut jamais employer d’adjectif, même très… relatif, dans ses discussions.
On me le fit regretter de diverses façons, la dernière, et de loin la moins désagréable, fut cette humiliation que je subis devant l’ensemble de mes camarades, pour leur servir d’exemple… à ne pas suivre. On m’apprit, à mes dépens, que, de mon vivant, je fus un hère dans un monde vide. Malheureusement pour moi, mon père, mon grand-père, ainsi que mon arrière-grand-père l’étaient aussi. Le Démon-Crate avait de très bonnes notions d’Histoire –et même d’histoires- et put reconstituer la mienne en un clin d’œil. S’il se fut arrêté à mon arrière-grand-père, il ne ressentit pas le besoin de remonter plus loin dans ma filiation, car il risquait de se retrouver un parent à moi, ce qui le dévaloriserait aux yeux de tout ce monde qui l’entourait. Cela ne pouvait que nuire à sa réputation et une révolution pouvait être déclenchée par tous ceux qui briguaient son poste.
Donc, la suite de cet enchaînement absurde - mon arbre « Général Logique » - entraînait une déduction, pour le moins, enfantine : J’étais génétiquement condamné et personne ne trouvait à en redire, encore moins l’intéressé, en l’occurrence votre serviteur, qui n’avait pas droit à la parole.
Je ne me souviens plus.
Je me rappelle seulement que, ce jour-là, je devais me demander si la terre savait son ignominie. Je m’étais déjà posé la question quand j’étais enfant. Mais jamais je n’eus de réponse.
Petit enfant, j’avais un jour dessiné un corbeau grandeur nature. Il était si moche, car trop naturel, qu’il suscita la colère du maître d’école, Monsieur Beau Corps. Il avait puni toute la classe, et moi, l’auteur de cette malédiction collective, j’eus droit à un châtiment qui se voulait exemplaire. En plus de la flagellation collective, « falaquat » dont bénéficia toute la classe, qui me fit gonfler les mains, tant j’étais chétif et fragile, j’eus à recopier six cent cinquante fois une phrase que le maître, soucieux d’instruire ses innocents élèves, crût être la révélation d’une vérité historique, qu’il espérait voir un jour classée parmi les merveilles du monde. Une phrase que je m’étais tellement répétée que, pendant longtemps, j’eux cette impression d’être devant un petit poème grandiose… Pas celui d’Edgar Allan Poe, bien sûr, mais celui émanant d’un illustre tiers-mondiste qu’était notre greffeur de savoir.
Je ne vous laisserai pas plus longtemps sur votre faim, je vous livre ledit grandiose poème :
« Le corbeau
Est le plus beau
Des animaux. »
Pendant très longtemps, j’y avais cru. C’était d’ailleurs à cette seule fin que le maître m’avait infligé pareille sanction. J’aurais quand même du penser que ce « Môssieu » n’était pas venu de Syrie pour m’apprendre à coucher sur papier un corbeau au naturel ! C’était à la portée du premier venu. Il le voulait avec une greffe genre canari, et je n’avais rien compris.
Depuis, j’ai longtemps soutenu que le corbeau…
Vous pouvez vous-mêmes enchaîne, car, je n’en doute pas, le poème a du tellement vous plaire que vous l’avez déjà enregistré dans votre petite tête prompte à emmagasiner toute idée nouvelle.
Quoi ? … Elle n’est pas nouvelle, l’idée ? Ayez en tête ce qui vous attend si jamais vous soutenez que…
La porte s’ouvrit avec fracas.
« Tout le monde dehors ! »
On ne se le fit pas dire trois fois. Nous avions tous faim et c’était, à notre grande joie, l’heure de la soupe qu’on nous annonçait.
L’Ange de service semblait avoir bonne mémoire : il avait de très bonnes méthodes de nous faire ressentir ce qu’il avait enduré du temps de…
A la sortie, comme à l’entrée de la salle et du réfectoire, il éprouvait un malin plaisir à nous compter ( eh ! Oui, nous lui étions précieux) à coups de ceinturons dans le dos, si ce n’était simplement sur la tête. Ce qui nous donnait un quota journalier de douze coups, sans compter les extra, inévitables, car, trop souvent, il arrivait à notre ange de se tromper dans ses comptes, alors, nous ressortions et il recommençait plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il trouve deux fois le même nombre, afin de s’assurer qu’il ne s’était pas, encore une fois, trompé.
Comme notre cher protecteur était incapable de retenir un chiffre en tête –il n’avait pas été au-delà du C.P.- nous priions toujours Dieu (Il n’était pas loin, nous étions déjà chez lui) pour qu’aucun de ses collègues ne vînt jamais le déconcentrer pendant ses moments d’intenses activités cérébrales qu’était le comptage des détenus… Pardon, excusez le lapsus ( qui n’est pas automatiquement révélateur. ) Je voulais juste parler des morts et voilà qu’un gros mot m’échappe… Détenu ! … Où est-ce que j’ai été cherché ça ?
Anecdote : un jour que j’étais de corvée aux cuisines, j’eux le malheur de céder à la tentation de l’arôme douteux du café local. Je pris une bouteille en plastique, qui avait, de son temps, hébergé du Crésyl, et je la remplis de café, si on peut appeler ainsi ce liquide noirâtre, puis je la cachai sous ma ceinture… Je n’avais pas de ceinture, mais bon…
J’allais enfin boire un café, assis sur mon paillasson, une cigarette à la bouche, et pouvoir rêver de mes îles.
J’avais compté (moi aussi je compte) sans la vigilance et la perspicacité de notre Ange. J’avais fantasmé sur mon café, oubliant que ledit ange était précisément de service ce jour-là. C’était un vieux routinier à qui on ne pouvait rien cacher. D’ailleurs il connaissait la vie de chacun de nous, sur le bout de ses doigts.
A son ordre, je débouclai ma ceinture… que dis-je ! Je dénouai ce bout de ficelle qui retenait mon pantalon, lequel partit en chute libre embrasser mes talons crasseux. La bouteille sauta de joie, heureuse de retrouver sa liberté ( Tiens ! Les objets aussi savourent la liberté.) Elle roula à terre, sans se déboucher, emprisonnant (tant pis pour lui !) le liquide noir qui s’agitait vainement dans un mouvement désespéré. Il pensait peut-être que la liberté fut accordée à tous.
Le gardien-ange trouva mes cheveux un peu sales à son goût, il m’offrit un shampoing-café de son invention, puis me demanda si cela m’avait soulagé… Je ne pouvais qu’approuver. J’avais même très apprécié.
Je me souviens…
Cette année-là, l’hiver fut rude et la mort prolongée. La neige envoyait ses aiguilles transpercer nos corps, pour nous rappeler qu’il n’était pas prudent de porter, comme nous le faisions, des vêtements dépourvus de boutons.
J’ai la nette impression que les dieux étaient pauvres. Je crois me rappeler que nous ne mangions presque rien. Tout ce que nous recevions était des tranches de pain si minces que nos regards traversaient la mie, et des gamelles d’eau bouillie, où venaient se noyer deux ou trois lentilles… Deux ou trois haricots.
Ce qui abondait dans ces « soupes » étaient les cailloux, si bien que je faillis demander, un jour, ce que venait faire un pois-chiche dans ma gamelle. Je croyais vraiment que le plat du jour était « Les cailloux du chef. »
Cette mort n’était pas ma première, mais, comme je l’ai déjà signalé, il y’en eut d’autres. Seulement, elle fut celle qui me marqua le plus. Elle fut la plus dure de toutes.
Lors de mon premier jour, je restai l’estomac aux talons : je n’eus pas le temps de savoir que j’étais servi ( on ne m’avait pas dit « Monsieur est servi ») que déjà je devais quitter les lieux et abandonner ma gamelle à quelqu’un d’autre. Nous entrions par une porte du réfectoire et nous ressortions par une autre. Les plus malins –catégorie que je n’ai jamais pu intégrer- finissaient leurs gamelles avant d’arriver aux sièges en béton (généralement inondés d’eau) sur lesquels nous devions déposer nos postérieurs.
Un jour, pourtant, nous eûmes droit à un « Repas. »
Mais ce ne fut pas un hasard. Cela coïncida avec la visite « inopinée » (ça sonne comme nos… « marches spontanées ») de l’un des innombrables adjoints de Dieu.
On parlait de grâce, on parlait d’amnésie… Pardon, d’amnistie.
Et beaucoup furent immédiatement rappelés à la vie.
Le passage de la mort à la vie est plus pénible que celui inverse. Quand il me fut donné de le faire, je m’aperçus que j’avais accumulé énormément de retard. Le monde des vivants avait grandement évolué et avait refusé de nous attendre, nous les éternels sursitaires du temps.
J’avais aussi constaté que le gouvernement, en mon absence, avait commencé à procéder à une intense exportation de misère et une non moins importante importation de prospérité contre remboursement.
Je me précipitai pour m’inscrire et faire don de ma misère au service des exportations, mais ce privilège (cela en était un) me fut refusé pour deux raisons. La première était que le dieu local, qui ne se contentait pas de gérer son espace géographique, à savoir une mine dont il était le super dieu, ne voulut pas que j’y sois inscrit… Pourtant le service était de l’autre côté de la rivière, mais les frontières naturelles n’avaient aucune influence sur l’influence de ce « Chef » qui, déjà au temps de… était chef.
La deuxième raison invoquée pour me disqualifier était le fait que, selon mes interlocuteurs, « j’avais un passé. »
Encore un monde où on fouillait dans la vie des autres avant de décider de leur sort. Il restait à savoir si tous les autres, qui en avaient bénéficié, n’avaient que du présent.
J’en connaissais qui n’avaient ni l’un ni l’autre. Qualifiés d’offices, car épaulés par Monsieur le Directeur de la Mine.
Je finis par me résigner, car la résignation reste encore l’une de nos vertus. Des vertus, nous en avons beaucoup.
Je mis donc ma tête à prix. Je la vendais sans cesse et j’arrivais à subsister… au milieu du troupeau.
Il faut dire que je ne tenais pas à re-mourir.
Un jour, je constatai, par le pur des hasards, que ma tête n’était pas tellement rentable. Aussi, je pris la décision de vendre mes bras pour me faire quelques dinars supplémentaires.
Dans les premiers temps, les acquéreurs ne manquaient pas. Mais mes bras maigres s’avérèrent très vite incapables de me rapporter grand-chose. Je ne valais vraiment pas cher… Les autres disaient ne pas donner cher de ma peau. Autant de subtilités linguistiques pour ne pas me payer à la V.N.C. (Valeur nette comptable.)
Il m’était arrivé de demander ce que je pensais être mon dû, il m’était toujours répondu que je ne devais pas user de langage politique, car toute revendication était assimilée à une contestation, donc un acte hautement politique et séditieux. Réclamer suppose « droit » et ce mot, non seulement était politique ( il le reste encore de nos jours), mais aussi et surtout réprimé par la loi… Personne n’est sensé ignorer la loi, même les ignorants.
J’avais longtemps souffert, aussi bien lors de mes vies que de mes passages mortuaires, et je réussi à économiser de quoi m’acheter une lampe pour éclairer ma solitude.
Un jour, de retour d’une mort inattendue, je ne la retrouvai plus. On l’avait cassée et enterré en mon absence, à mon insu, comme si elle ne m’appartenait pas le moins du monde.
Mes parents me dirent que je pouvais, quand je le voulais, m’en acheter une autre, les magasins en regorgeant.
Ils ignoraient combien je tenais à celle-là… combien je l’aimais.
Je me souviens que j’ai faim. Malheureusement pour moi, il ne m’est pas possible de manger, car nous sommes en plein jour… Sauf si la possibilité de le faire en cachette nous est offerte. Je ne peux le faire, ma nouvelle lampe est là, tout allumée, à me regarder et à essayer de deviner mes présentes pensées. Pourvu qu’elle ne sache pas que je cherche un moyen de briser le jeûne avant terme.
Oh ! Que j’ai envie de refaire ma vie défaite !
Tel un puzzle en morceaux éparpillés, elle gît à mes pieds. Je la regarde et j’en suis apitoyé. De douleur, elle ondule devant mes yeux dans un mouvement de danse orientale… ( Toutes nos références viennent de cette contrée.) Un spectacle nostalgique caresse mon âme.
A l’aube de ma vie, je me sentais déjà malheureux. Je connaissais le pessimisme, les joies incertaines et la peur du lendemain. Je connaissais l’éternelle angoisse qui serre les cœurs et fait couler des larmes.
Etait-ce, mon cher père, ta présence qui avait voilé mon regard, ne me laissant entrevoir de la vie que le côté médiocre ?
Il faut dire que tu étais toujours près de moi, si près même qu’aucun de mes gestes ne pouvait échapper à ta « vigilance. »
Ta présence était sécurisante et opprimante… Douce et amère à la fois.
J’avais huit ans.
Alors que tous les enfants du village jouaient, s’amusaient, riaient dans une totale indifférence, je regardais déjà ma vie, sans pouvoir y déceler un lendemain. A l’âge où on ne connaît pas la signification du mot lendemain… Quand seul le joyeux présent existe.
Retiré dans mon coin, je passais inaperçu dans cette foule d’innocences rayonnantes.
Mon cher père !
Aussi naïf, aussi timide et aussi frustré que je fus, je me rappelle avoir osé t’avoir demandé ce que « liberté » voulait dire. Quoique j’en ignorais le sens, j’avais le sentiment de manquer de cette chose.
Tu étais mon unique instituteur, car, à huit ans, je ne connaissais pas encore les bancs d’une salle de classe. L’école était un rêve irréalisable… Une utopie.
Tu n’avais pas su me répondre. Tu l’ignorais autant que moi. Et, autant que moi, tu manquais de cette chose.
Liberté !
Le seul mot dont j’avais alors cherché, auprès de toi, à en connaître le sens, tu ne l’avais pas dans ton restreint vocabulaire.
Plus tard, je crus le retrouver sur les nattes de la mosquée du village, sous le regard de ce vieux barbu qu’était notre cheikh. Ce dernier nous ordonnait d’écrire et d’effacer des « sourates » -versets coraniques auxquels nous ne comprenions rien- sur nos planchettes que nous tenions sur nos genoux repliés. Nous récitions dans une totale anarchie : tous à la fois et chacun sa sourate, car nous avions tous des niveaux différents dans la classe. Et nous nous balancions dans un rythme monotone que le cheikh, rêveur, suivait de sa baguette. Il ne savait pas qu’au lieu de réciter les paroles saintes du Coran, nous lui lancions des injures et d’autres paroles blasphématoires.
Comme le cheikh, je choisissais ces moments-là pour m’évader. J’avais longtemps cru que c’était cela la liberté. Cela me permettait de me retrouver partout, sur les lieux des rêves… Comme toujours, sur mes îles secrètes : mes yeux suivaient les paires de chaussures, bottes et sandales en caoutchouc alignées devant la porte principale de la salle de prière transformée, pour la circonstance, en salle de classe… coranique.
Je commençais par les classer toutes, rêvant de la meilleure paire… Je savais alors à qui cela appartenait. Je pouvais toutes les distribuer sans risque de me tromper. Il faut dire que je marchais encore pieds nus dans la boue et les flaques familières au village, et je ne cessais pas de regarder les pieds des autres enfants.
Dans ces moments-là, « Liberté » voulait dire avoir des chaussures.
Encore une fois, je m’étais trompé. J’avais encore beaucoup à nager dans le lexique de bêtises humaines, où les mots sont inventés dans le seul but de combler les lacunes du vocabulaire.
Aujourd’hui, je comprends que liberté n’est rien d’autre que « l’évasion. »
C’est pourquoi, en dépit de vos boulets, je me fais pousser des ailes.
La fenêtre béante, sans volet, laisse passer dans la chambre l’air moisi distillé par cette sorte de puits carré formé par la bâtisse qui nous abrite.
Ici, l’extérieur de quatre « chambres » forme un vide qui suit toute la hauteur des bâtiments. Il reste ouvert au ciel, comme pour accueillir quelque don de Dieu. Vu de cette longue-vue géante, le ciel paraît si bas. Il est gris et trop petit pour contenir tous nos rêves.
Les rêves !
Que le mot est beau ! Il est aussi beau que nos évasions sont grandes. Aussi beau que l’amer sourire qui se dessine sur nos visages, devant les images furtives de nos passés, que chacun de nous revoit dans sa solitude… Nous croyons pourtant que tous les autres nous voient dans nos propres images, alors nous les retouchons, jusqu’à en faire des envieux dans nos têtes… Nous revivons toujours des histoires augmentées et corrigées, où nous sommes le héros incontesté.
Une seconde, une année ou un siècle… on ne saura jamais déterminer le temps que nous passons les yeux rivés sur le mur d’en face, éternel écran de nos évasions.
La notion de temps est absente et sans signification. On ne peut inlassablement compter les jours, le nombre de soupes servies, de visites reçues et celles ratées… Alors, on se laisse aller, faisant fi du jour et de la nuit.
Le ciel bas s’ouvre et l’ennui vient nous écraser de son imposant poids. C’est la panne de rêves. La plus dure des pannes que nos cerveaux puissent se permettre dans notre monde.
L’ennui vient nous étouffer, nous interdisant néanmoins de mourir. La mort est un refuge, et aucun refuge n’est toléré.
Comme tous mes camarades, je m’évade. Et, comme tous mes camarades, aux moments des pannes, je reste accroché à ce présent refusé, surpris par l’étreinte traîtresse de l’amère réalité.
La vie est toute nue. Comme mes révoltes ! Mes nuits aussi. Celles où je me torture la cervelle à tenter de réapprendre à conjuguer le verbe aimer. Mais tout ce qui squatte ma mémoire reste « haïr » et « oublier. »
Je te hais, société immonde qui ne me reconnaît plus ;
Tu me hais, bourreau qui ne me comprendra jamais ;
Il me hait, mon voisin-camarade qui devine ma présence, plus qu’il ne la sent ;
Elle me hait pour l’avoir oubliée pour mes chimères ;
Nous vous haïssons, tout simplement ;
Vous nous haïssez, car nous vous sommes différents ;
Ils nous haïssent, puisque nous dérangeons ;
Elles nous haïssent dans leurs rêves non comblés.
J’ai oublié la douceur de tes mains qui me consolaient ;
Tu as oublié mon souffle qui te caressait dans nos froides nuits;
Il m’a oublié, mon enfant à peine connu ;
Elle m’a oublié, pour l’avoir laissée dans son agonie ;
Nous t’avons oubliée, beauté de nos camps d’été ;
Vous nous avez oubliés, dans notre longue absence ;
Ils nous ont oubliés, les compagnons rescapés ;
Elles nous ont oubliés, pour d’autres libertés.
De ces deux verbes, je comble les lacunes de mon grand silence. J’en fais un jeu, avec lequel je combats mes infinis soupirs.
C’est si amusant de rechercher, sur mon clavier, de ces combinaisons, des musiques enchanteresses : de toutes les touches émergent des mélodies morbides que le cœur apprécie infiniment. Aucune guitare, ni orgue ne pourraient jouer les notes de mes partitions imprimées sur et par le noir de mon silence… Si bien qu’elles font renaître en moi l’espoir.
Espoir !
Encore un mot qui prend une énorme signification dans mon esprit avide… Dans mon monde vide !
Il constitue une barrière contre laquelle vient buter vainement le suicide. Comme j’ai dû le dire auparavant, il est partout alentour, le suicide. Ici, il ne cherche qu’une faille pour pénétrer l’intimité de chacun de nous. Ses dents de vampire n’arrêtent pas de grignoter nos barreaux protecteurs.
Mais l’espoir est là, qui fortifie l’acier à demi rongé, et le suicide, en attendant de renouveler ses forces, s’en va cuver sa défaite.
Je m’aperçois soudain que je dois me taire. On ne me donne plus le choix, on m’ordonne de me taire.
Et puis je constate aussi que les pensées venues du très profond de mon âme parviennent travesties de forme.
Heureusement que le fond, lui, reste le même.
Ce qui m’ennuie dans tout cela, c’est que je ne pourrai jamais les transmettre dans leur forme initiale.
Aliénation, éternelle compagne, nous mourrons main dans la main, étant, toi et moi, liés pour le meilleur et pour le pire !
Quand je vous disais que la réalité était amère !